Le prêtre trégorois et son univers ecclésial au temps de saint Yves

Un évêché en mal de reconnaissance

À l’échelle du temps long, lorsque naissait Yves de Kermartin vers 1250, l’évêché de Tréguier était encore bien jeune.

Il n’a sans doute été fondé qu’à la fin du Xe siècle, peu d’années avant celui de Saint-Brieuc, mais plus tardivement que ceux de Dol, Saint-Malo, et surtout bien après ceux de Léon, Ouimper, Rennes, Vannes et Nantes, tous ces derniers probablement de l’époque gallo-romaine. Sans doute aussi n’est-il qu’un démembrement de celui de Léon[[A-Y. Bourgès, “L’évêché de Lexobie et l’archidiaconé de Plougastel : Autour des origines religieuses du Trégor”, Trégor Mémoire Vivante, n°7,1994, p. 8]]. Cette naissance morganatique sera longtemps source de complexes et l’occasion de querelles de préséance qui cachent mal des conflits d’intérêts, les uns économiques, les autres politiques. L’église bretonne, à l’image de toutes celles d’occident pour ne pas dire à l’image de l’Eglise universelle, n’était alors détachée d’aucun de ces pouvoirs. « Le Royaume de son Maître, disait Daniel-Rops, n’était pas de ce monde, mais c’était avec les royaumes de la terre qu’elle était en contact»[[L’Histoire de l’Eglise et de la Croisade, Paris, A. Fayard, 1952, p. 32.]]. Le nouvel évêché poursuit très progressivement son organisation au cours des deux siècles suivants. Sa subdivision en deux archidiaconés n’est pas antérieure au XIIe siècle et ses limites territoriales suscitent encore, au cours des XIe et XIIe siècle, des conflits de compétence avec les évêchés de Léon et Dol[[A-Y. Bourgès, “Le dossier hagiographique de saint Mélar”, Britannia Monastica, volume V, 1997, p. 194-196.]]. La hiérarchie de l’Église ne s’étant encore bien remise ni de l’anarchie féodale ni des invasions normandes, ce genre de conflit, à défaut d’une autorité supérieure incontestée ou d’archives irréfutables, se réglait localement. L’arbitraire, l’intimidation, la falsification des actes, les traditions recomposées pour les besoins d’un procès ou pour toute autre raison qui nous échappe, servaient ainsi les intérêts des plus forts ou des plus habiles.

La compétition qui, par exemple, mettait alors aux prises, par clercs ou chroniqueurs interposés, des évêchés voisins – du fait des tard venus – à propos de l’antiquité des sièges épiscopaux respectifs, était sans doute moins futile qu’elle n’apparaît aujourd’hui à nos yeux. Pour s’assurer une suprématie, ou tout au moins une légitimité, chaque territoire épiscopal s’efforçait de proclamer, parfois contre toute évidence, ses titres d’honorabilité. Au besoin furent établis des catalogues d’évêques remplis de pseudo prélats afin de reculer au plus tôt dans l’Histoire l’érection du siège. Une liste d’évêques de Tréguier prête à saint Tugdual, fondateur du monastère originel au VIe siècle, pas moins de soixante huit prédécesseurs ! Cette longue énumération, dit Hubert Guillotel, témoigne de la volonté d’attribuer au siège épiscopal trégorois une origine antique[[Hubert Guillotel, “Le dossier hagiographique de l’érection du siège de Tréguier”, Mélanges Léon Fleuriot, Saint-Brieuc – Rennes, 1992, p. 213.]]. Beaucoup de Vitae ont de même été composées ou aménagées pour y glisser insidieusement des preuve factices d’antériorité ou de suprématie territoriale. L’objectif de la Vita IIIa de saint Tugdual était, en particulier, de « renforcer le pouvoir d’évêque régionnaire des titulaires du siège de Tréguier sur la partie occidentale de leur diocèse»[[A-Y. Bourgès, “Le dossier hagiographique…”, p. 161.]]. La récupération par les chroniqueurs-hagiographes trégorois de Lexobie/Coz Gueaudet comme premier siège de leur évêché [[A-Y Bourgès, “L’évêché de Lexobie…”, p. 8. L’auteur pense que la Vetus Civitas du Yaudet fut en réalité « probablement l’ancien siège épiscopal de Léon. »]] entre dans cette stratégie de la légitimation et de la quête identitaire.

Une même querelle de clocher pouvait opposer, à l’occasion, des évêchés mitoyens à propos de leurs saints fondateurs : Au XI-XIIe siècles, “sans doute à la suite d’une querelle de préséance, les Briochins sont allés chercher la Vie d’un autre saint, Briomaglus (Brivael), et l’ont utilisée pour montrer que saint Tugdual était inférieur à saint Brieuc”. Les Trégorois répliquèrent « en fabriquant deux Vies de saint Tugdual : une Vie courte pour « faire ancien », et une Vie longue, pour bien mettre les choses au point en détail»[[Gwenaël Le Duc, “Les faux et les falsifications”, Actes de la journée d’études de Redon, 18 novembre 1995, Commission Histoire, Institut culturel de Bretagne, p. 125.]]. Cette compétition, dont les enjeux véritables se devinent seulement, se poursuivra sous d’autres formes, lorsqu’il s’agira de dynamiser le culte des reliques – dont on connaît le rôle dans la réputation d’un sanctuaire et le développement de son économie périphérique -, puis de promouvoir les vertus de nouveaux saints autochtones. Dans une certaine mesure, les actes préparatoires au procès de canonisation de saint Yves – sur lesquels nous ne sommes guère informés – entrent dans cette perspective.

Une société en manque de saints

Sans doute ne peut-on vivre sans modèles, et pas davantage sans eux assurer son salut. Mais dans le Trégor de saint Yves les figures exemplaires tardaient à se renouveler.

La reconnaissance officielle et universelle des vertus et mérites par l’Église romaine ne prendra le relais de la sanctification populaire pro domo qu’à la fin du Xe siècle, mais chichement. Le premier acte de canonisation authentique connu est celui par lequel, en 993, Jean XV porte sur les autels Ulrich, évêque d’Augsbourg. En 1042, l’évêque de Trêve, Siméon, est canonisé par Benoit VIII. En 1153, Gauthier de Ponthoise est le dernier saint canonisé par un évêque (l’archevêque de Rouen, en l’occurrence). Le droit « aux honneurs publics et solennels des saints autels » ne s’organise vraiment que sous le pape Alexandre III (1159-1181). En 1215, le concile de Latran définit le monopole de la canonisation par le pape. En 1234, celui-ci se réserve le droit exclusif d’autoriser les enquêtes de canonisation et de prononcer la sainteté, sans préjudice, pourrait-on dire, pour ceux dont le culte avait depuis longtemps été pratiqué. Les procès en suspicion légitime de saints bretons primitifs instruits par l’autorité ecclésiastique seront plus tardives, essentiellement au XVIIe siècle et du fait surtout d’un clergé paroissial marqué par la réforme tridentine, en Trégor tout particulièrement, et la pastorale missionnaire des Jésuites.

L’élévation dans l’ordre de la sainteté, cette fois officielle, était dans l’Église du Moyen Age plus exceptionnelle que de notre temps. A l’actif de Jean-Paul II figurent environ 1300 béatifications et 500 canonisations. Accélération fulgurante du rythme, puisque Paul VI durant ses quinze années de pontificat ne réalisa que vingt-huit canonisations. Le XVIIIe siècle en connut neuf, le XVIIe onze, et moins encore les siècles précédents. « Entre 1305 et 1341, selon Hervé Martin, vingt-deux procès de canonisation furent instruits et seulement la moitié d’entre-eux aboutit à une consécration sur les autels »[[Fastes et malheurs de la Bretagne ducale, p. 137.]] . On peut ainsi estimer qu’avec saint Guillaume et l’infortuné Maurice de Carnoët (dont la procédure de canonisation fut interrompue sans raison apparente) au XIIIe, saint Yves, le bienheureux franciscain Jean Discalcéat et le procès en béatification de Charles de Blois ajourné in extremis au XIVe, la Bretagne fut en ce domaine particulièrement distinguée.

Mais terre de saints, la Bretagne de saint Yves ne l’était plus guère depuis le temps où les moines d’outre-Manche avaient cessé d’aborder les rives de l’Armorique, et de se faire confirmer par la renommée populaire, aux bouches innombrables, dans leur statut fort ambigu de modèles évangéliques, d’intercesseurs pour le salut, et plus encore de protecteurs à toutes mains, de l’âme, du corps et des biens de ce monde. La canonisation populaire (élan spontané des fidèles ou volonté d’un évêque qui possédait alors ce pouvoir) se tarit, en Bretagne au moins, à partir du VIIe siècle. Plus exactement, les postulants font défaut : Brieuc, Patern, Corentin, Guénolé, Tudy, Paul Aurélien, Samsom, Malo, Tugdual vivaient aux Ve ou VIe siècles, mais aussi Briac, Gonery, Riwal, Hervé, Kireg, Armel, … et tous les autres serait-on tenté de dire. Les modèles bibliques ou apostoliques restant trop désincarnés et la relève ne venant guère du royaume ou des autres bords de la chrétienté, la formation morale des chrétiens bretons reposait depuis plusieurs siècles sur les exempla fournies par les Vitae, largement légendaires, des déjà vieux saints bretons.

À défaut d’hagiotypes nouveaux, on restaure les anciens. À l’époque romane (XIIe-XIIIe siècles) fleurissent des vitae composées ou remaniées à partir de sources anciennes. La Vita Hervei a été rédigée en Léon au XIIIe, tout comme les Vitae trégoroises d’Efflam et de Budoc[[Bernard Merdrignac, Recherches sur l’hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, Dossiers du Ce. RAA, 1985, tome 1, p. 64.]] . Elles sont conçues cette fois non comme jadis par des moines mais dans la plupart des cas par des clercs sous l’autorité des évêques et parfois par les prélats eux-mêmes[[Bemard Merdrignac, op. cit., p. 61.]]. On réactualise à l’envi les saints tutélaires en les habillant de vêtements parfois rapetassés. Certaines Vitae ne sont plus qu’un patchwork composé à partir de plusieurs personnages : « La vie de saint Cunval est tributaire de celles de saint Martin de Tours, de saint Samson et de saint Guénolé. La légende de saint Maudez est de son côté étroitement apparentée à celle de Tudual dans la version moyenne » [[Hubert Guillotel, op. cit., p. 223.]] . Difficile de dire si ces manipulations, qui mettaient à mal l’authenticité des modèles, ont modifié le regard des fidèles et influencé leurs consciences.

Les contemporains de saint Yves pouvaient en théorie disposer directement, essentiellement par transmission orale grâce aux récits populaires et aux sermons, d’une littérature hagiographique considérable. Des huit cents saints bretons répertoriés, ou environ, une cinquantaine possèdent aujourd’hui encore leur vita. On peut de ce fait supposer que bien d’autres textes n’ont pu parvenir jusqu’à nous. Mais tout cela reste bien carolingien. « À l’exception possible de la Vita Ia Samsonis dont la date de rédaction est néanmoins très discutée, les vitae bretonnes les plus anciennes ne paraissent pas antérieures au milieu du IXe siècle, ce qui signifie qu’un écart de près de trois siècles sépare l’époque de leur composition de celle où vécurent les saints dont elles rapportent les actes ; écart qui va naturellement en se creusant en ce qui concerne les vitae des XIe et XIIe siècles »[[André-Yves Bourgès, “Dossier hagiographique…”, P. 247, n.8.]] . Tout cela trahit aussi une pénurie de modèles nouveaux. Pour tout dire, on manque de saints contemporains capables de parler aux hommes d’un nouveau temps.

Sans doute, au temps de Yves Héloury, de grandes figures de saints modernes se sont-elles déjà levées dans la chrétienté : Bernard de Clairvaux (canonisé en 1174), François d’Assise (1229), Dominique (1234), Louis IX de France (1297), etc., mais leur reconnaissance officielle est tardive, leur localisation éloignée, leurs mérites encore largement méconnus, et surtout leur oeuvre trop fréquemment rattachée au monde monastique et régulier pour concerner au quotidien un peuple habitué à trouver ses intercesseurs dans le siècle et sous une forme sensible fût-ce sous la forme d’une pierre creusée, de reliques ou d’une fontaine. Les saints intercesseurs évoqués dans leurs prières ou sollicités lors de pèlerinages par Yves Héloury et les témoins de son procès de canonisation sont, en dehors de la bienheureuse Marie célébrée en particulier en son sanctuaire de Quintin, saint Corentin et saint Renan à Quimper où Yves pèlerina en compagnie des Pestivien, saint Elau, à Landeleau, dans le lit de pierre duquel le futur saint dormit à son tour. On se rendait alors volontiers « à Saint Jacques et aux Sept Saints de Bretagne »[[De quand date ce Tro Breiz ? Il est sans doute plus tardif qu’on a bien voulu le dire. Ce n’est qu’au XIIIe siècle que l’on découvre des allusions à ce pèlerinage dans quelques testaments, et précisément à travers les témoins du procès de canonisation de saint Yves. S’est-il substitué à un ancien culte des sept dieux frères, lui même remplacé par le culte des sept dormants d’Ephèse comme le pensait Louis Massignon ? Faut-il envisager son organisation avant le départ des reliques de Corentin et Brieuc, ou seulement après leur retour ?]] . L’année du grand Jubilé (1300), Hamon Toulefflam visita Rome et « les demeures des Apôtres Pierre et Paul »[[Boniface VIII renouant avec la tradition biblique avait en effet déclarée sainte cette année 1300. La loi de Moïse avait fixé, pour le peuple hébreu, une année partieufière: « Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays. Ce sera pour vous un jubilé… » (Lév. 25,10-13). Ce premier Jubilé ordinaire était porté par le courant de spiritualité, de pardon, de fraternité qui se répandait alors dans toute la chrétienté, en opposition aux haines et aux violences de cette époque. Durant cette année, les visiteurs de la Basilique Saint-Pierre recevraient une « rémission très complète de leurs péchés ». Hamon Toulefflam aurait pu y croiser Cimabue, Giotto, Charles de Valois, frère du Roi de France, ou Dante Alighieri qui conserva l’écho de son pèlerinage dans plusieurs vers de la Divine Comédie. ]] .

On sait que Yves imitait saint Martin dans sa libéralité envers les pauvres, et saint Augustin pour sa charité et perfection, mais on peut être assuré que ces référents-là n’étaient pas celles de la majorité de ses contemporains trégorois. On eût aimé connaître le sommaire de l’ouvrage intitulé Fleurs des saints que Yves écrivit à des fins pastorales, et malheureusement disparu. Les autres saints ou saintes plus universels évoqués dans le procès (Michel, Pierre, Gilles, Nicolas, Marie-Madeleine, Jean Baptiste… ) sont utilisés par les déposants dans une unique fonction de repère temporel. Le jour de leur fête sert de comput profane. Mais aucune dévotion particulière dont ils auraient été l’objet n’est mentionnée, ce qui signifie seulement qu’en Trégor et ses environs leur culte n’appartenait pas au premier cercle, le plus prégnant, de la religion populaire vécue.

Le père de Guenureta (témoin 61) conduisit sa fille malade à plusieurs saints de Bretagne pour recouvrer la santé. Il ne précise pas l’identité de ces guérisseurs, mais étant originaire du Léon, ce ne fut sans doute pas saint Jagu, saint Léonard ou saint Guillaume qu’il visita comme le fit, à même fin, Etienne Chamet (témoin 107), paroissien de Pleslin. Dans les deux cas, il faut aussi le remarquer, ces pèlerinages thérapeutiques furent sans succès. Les prières que ces deux implorants firent à saint Yves furent plus efficaces. Cela est-il — avec aussi le recours à saint Guillaume, si celui-ci est bien Guillaume Pinchon nouvellement canonisé dont nous reparlerons — le signe d’une attente de nouveaux intercesseurs ?

Le syndrome de saint Thomas

Si voverant ipsum sancto Yvoni qui erat vicinus earumdem, l’avez vous voué à saint Yves qui est votre voisin ? demande un exilé breton compatissant d’Angers à Savina, veuve de Rivalon Cozober, originaire de Plouguiel (témoin 56), alors qu’elle portait son enfant mort dans ses bras, quêtant au hasard de cette ville étrangère l’aumône d’un suaire. Elle n’y avait pas pensé, mais elle suivit le bon conseil : O sancte Yvo, vobis reddo filium meum qui estis vicinus meus, O saint Yves, je vous rends mon fils, à vous qui êtes mon voisin. Elle fit bien et fut exaucée.

Il y a dans cette expression mon voisin tout ce qui manquait de chair, d’existence et, pour tout dire, d’humanité aux intercesseurs traditionnels, de plus en plus lointains, paradoxalement désincarnés par les variations légendaires qui devaient les enraciner dans leur terre originelle, ou rendus trop inaccessibles par la médiation nécessaire de la parole cléricale.

Le recours aux reliques participait à cette domiciliation de l’intercesseur. L’exil, consécutif aux invasions normandes, des reliques des saints tutélaires avait sans aucun doute amoindri le culte dont ils étaient l’objet. La stabilité revenue, et quand faire ce pouvait encore, leur rapatriement témoigne par-delà le signe, du manque ressenti par les fidèles de leur présence sensible.

Le phénomène se précipite au début du XIIIe siècle. Les « translations» solennelles des reliques, revenues à leur point de départ bien longtemps parfois après leur exil forcé, revitalisent la production littéraire hagiographique ou poétique. On profite pour réécrire le livret de la vie et miracles des saints retrouvés, et à l’occasion l’ajuster aux besoins nouveaux de la politique ou de la pastorale. C’est sans doute sous l’épiscopat de Rainaud (1219-1245) que les reliques de saint Ronan et de saint Corentin ont été rapatriées sur Quimper. C’est sans doute aussi sous ce prélat (entre 1220 et 1235) et peut être de sa propre main que fut composée (à partir ou non d’un liber miraculorum antérieur) la Vita de saint Corentin dont les intentions sont aussi juridiques voire politiques qu’hagiographiques ou catéchistiques[[Voir l’état de la question dans A-Y Bourgès, “A propos de la vita de saint Corentin”, Société archéologique du Finistère, tome CXXVII, 1998, pp. 291- 303.]]. L’évêque de Saint-Brieuc, Pierre, entreprend en 1210 le voyage d’Angers pour demander aux moines de Saint-Serge quelques fragments des reliques de saint Brieuc qui y étaient conservées et honorées depuis le temps d’Erispoé et des invasions normandes. Le comte Alain de Penthièvre avait tenu à porter en personne les ossements du saint dans la cathédrale.

La Bretagne toute entière cherche de nouveaux saints ; elle n’en trouve guère en proportion des anciens. Peu de Vies concernent de saints personnages plus contemporains : on peut seulement citer celles de saints Ehoarn qui aurait vécu au XIe, moine à Saint-Gildas de Rhuys, et honoré en sa seule abbaye ; deux siècles plus tard, celle de Robert d’Arbrissel qui s’accomplit hors de Bretagne. Au début du XIIIe, la Cornouaille pensa tenir un authentique modèle et intercesseur: Maurice de Carnoët (1191). En 1221, 1224 et 1225, le pape ordonne des enquêtes sur la sainteté de Maurice, ancien abbé cistercien de Carnoët, et les miracles qui s’opèrent à son invocation[[Abbé Peyron, “Actes du Saint-Siège”, Bulletin de la Commission diocésaine d’architecture et d’archéologie, 1911, p. 246.]] , mais la procédure est interrompue on ne sait à vrai dire pour quelle raison. Il fut cependant célébré à l’égal d’un saint mais dans son abbaye et ses environs exclusivement. Son aura, par exemple, n’illumina pas le Trégor. Il en fut de même pour quelques rares personnalités aux vertus éclairées qui surgissent, à l’occasion, mais dont la renommée peine à s’étendre comme Jean de Châtillon, appelé aussi saint Jean de la Grille, évêque de Saint-Malo, honoré à sa mort (1163) dans son église et méconnu partout ailleurs.

Ce fut aussi le sort posthume largement réservé au prélat briochin Guillaume, mort en 1234, et pourtant premier saint breton officiellement reconnu par Rome : « Une seule paroisse du diocèse l’a pris pour patron : Collinée. C’est tout et c’est peu, on en conviendra » écrit son biographe[[J. Arnault, Saint Guillaume, son oeuvre, son temps, son culte, A. Prud’homme, Saint-Brieuc, 1934, p. 259.]].

C’est en 1247, quelques années seulement avant la naissance de Yves Héloury, que fut canonisé Guillaume Pinchon, fils de paysans de Saint-Alban devenu évêque de Saint-Brieuc. Les actes de son procès de canonisation n’ont pas été retrouvés. On n’en connaît seulement l’esprit par l’analyse qu’en donne le pape Innocent IV dans la notification adressée conjointement au Roi et à l’archevêque de Tours, métropolitain de Bretagne, pour proclamer l’exemplarité de la vie du nouveau saint.

L’évêché de Tréguier prit-il quelque ombrage de voir ainsi, parmi tous ceux de Bretagne, un évêché limitrophe honoré par Rome ? Les susceptibilités diocésaines s’estompaient, mais les intérêts des notables, des familles, de la politique demeuraient. On sait le rôle déterminant joué dans l’heureux aboutissement de la cause de saint Yves par Charles de Blois, sa diplomatie et ses 3 000 florins face à une Curie alors peu encline à porter sur les autels de nouveaux saints. Le duc lui-même expérimenta, post mortem, la prudence papale.

Dans le dernier quart du XIVe siècle, le refus de porter le duc Charles sur les autels, en dépit de pressions royales fortes, était moins le fait d’un concours de circonstances malencontreux dans la succession au trône de Saint-Pierre, que d’une évolution des attentes religieuses très sensibles dans la chrétienté. Déjà en la première moitié de ce siècle, l’image de la sainteté changeait en Trégor comme elle changeait à travers tout l’Occident. À cet égard, Guillaume Pinchon, quels que fussent ses mérites, était un saint d’une époque bien proche d’être révolue. Un siècle plus tard, Yves Héloury sera celui d’un temps nouveau.

Saint Yves, en effet, n’était ni un moine ni un évêque. En ce sens, il tranche avec les saints des vitae : 43, 2 % d’entre eux étaient évêques, 31,8%, abbés ou moines, 15,9%, ermites ou reclus[[B. Merdrignac, op. cit., p. 200.]]. Tous, par leurs statuts et leurs usages, vivaient en marge de la vie réelle. Ils étaient devenus des saints virtuels ou simplement fonctionnels, évanescents, hors de l’espace et du temps[[Cette originalité de saint Yves a été signalée par André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, Rome, 1981.]]. Yves Héloury participe ainsi nettement à l’évolution de l’idée même de sainteté ; il l’a stricto sensu incarné. C’est un simple prêtre, quoique notable dans sa fonction d’official, que Rome a reconnu, autant pour ses vertus que pour le nouveau modèle séculier d’évangélisateur des foules qu’il offrait à l’Eglise, et pour l’image du pasteur idéal qu’il présentait aux nouvelles générations. Le peuple chrétien structuré naguère par les abbayes, couvents, monastères ou prieurés, l’était désormais par les évêchés et surtout par les paroisses. L’abbé cédait la place au recteur ou au curé.

L’efficience opératoire quasi universelle du saint prêtre trégorois, sensible de son vivant même, présente sur ces deux points une pérennité toujours visible et rarement atteinte par les saints. Voilà un nouveau miracle posthume de saint Yves à porter à son crédit. On mesure par là combien l’abandon du processus de canonisation du cistercien Maurice de Carnoët et la faible renommée du pourtant saint prélat Guillaume Pinchon s’expliquent dans la logique d’une attente de nouveaux modèles chez les chrétiens de Bretagne, celui du pasteur-guide de proximité, du saint prêtre de paroisse à la fois confesseur et médiateur de salut[[C’est le concile de Latran IV (1215) qui a rendu obligatoire une fois l’an pour les fidèles la confession auriculaire. Le procès montre la grande place prise par cette activité presbytérale dans la vie de saint Yves.]], évangélisateur, éducateur, directeur de conscience, coordinateur des œuvres sociales et juge de paix, celui-là même que chercheront à institutionnaliser, deux siècles et demi plus tard, le concile de Trente et la Contre-Réforme, qui ne manqueront pas de redonner vigueur au culte de saint Yves[[Georges Minois, La Bretagne des prêtres, Beltan, 1987, p. 74-75.]].

La difficile mutation d’une Église féodale

Au temps de saint Yves, les liens entre l’Église trégoroise et les grands seigneurs banaux étaient encore très étroits créant bien des confusions entre temporel et spirituel. Au début du XIe siècle, presque toutes les églises de Bretagne sont possédées par des seigneurs laïques. Quelques-unes seulement relèvent des abbayes, moins encore sont sous l’autorité effective des évêques. Cette situation n’était pas forcément le fait d’usurpations. Les grands propriétaires fonciers avaient bâti sur leurs domaines des sanctuaires qui, avec l’accroissement de la population, deviendront progressivement centres de paroisses.

Les seigneurs possesseurs de l’autorité banale bâtissaient alors l’église, comme le pont, le four ou le moulin. Disposant seuls, le plus souvent, de ressources suffisantes pour établir en leurs seigneuries des équipements collectifs, fussent-ils à usage religieux, ils se payaient de leurs investissements sur les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer. A ce titre, ils s’attribuaient le droit de nommer les desservants de ces sanctuaires, même si en principe l’évêque était seul, en droit, apte à conférer la cura animarum, l’autorité spirituelle sur une collectivité. On imagine volontiers que dans cette situation la qualité personnelle des pasteurs passait souvent après d’autres considérations plus « politiques ». Ces mêmes seigneurs trouvaient aussi normal de percevoir à leur profit une part importante des revenus de ces églises : offrandes, frais de baptêmes, d’obsèques ou de relevailles, le « past nuptial » prélevé à l’occasion des mariages, et du tierçage (le 1/3 des biens meubles des paroissiens décédés), la dîme sur les produits de la terre redistribuée ou non aux desservants.

La réforme grégorienne avait provoqué, à partir du IXe siècle un mouvement général de restitution par les seigneurs des églises ainsi détenues. Mais ce transfert fut bien plus tardif en Bretagne que dans l’ouest français, et plus encore dans les évêchés de la basse Bretagne. Les églises sont alors cédées directement à l’évêque ou aux abbayes, principalement à celles chargées d’une mission pastorale (Bénédictins, Augustiniens, Prémontrés, etc.). Ainsi, la comtesse Havoise accorde-telle à l’abbaye Saint-Sauveur de Guingamp l’église Saint-Gildas de Ploumagoar et celle de Saint-Quirin ( ?) dans la forêt de Meuc ( ?). En 1202, Beauport en reçut vingt (dont Plouagat en Trégor, et huit dans le comté anglais du Lincolnshire) de Alain de Goëllo. Elle en recevra d’autres plus tard comme, en 1203, la moitié de l’église de Goudelin et en 1206 celle de Plouézec[[J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélémy, Anciens évêchés, Beauport, chartes i-ii-xi- xviii-xx.]]. L’évêque de Tréguier nommera d’ailleurs, en 1207, un recteur pour cette moitié de l’église de Goudelin sur la présentation de l’abbé de Beauport, de même pour celle de Bocqueho la même année[[J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélémy, op. cit., chartes xxx-xxxi.]]. Cette double autorité n’allait pas sans conflits comme en témoigne le différend qui s’élève en 1208 entre l’abbé de Beauport et le chapitre de Tréguier[[Id. charte xxxiii.]]. Les dîmes sont de la même façon cédées ou rétrocédées plus tardivement encore que les églises ; d’autant que dans la première partie du XIIIe siècle beaucoup de ces dîmes, reversées déjà ou non, furent à nouveau saisies par des seigneurs laïcs, en particulier sous le règne de Mauclerc. Beauport reçut plusieurs de ces « décimes » de 1235 à 1238. En 1247-1248, l’évêque de Saint-Brieuc autorise à nouveau l’abbaye de Beauport à en recevoir des mains laïques, droit qu’elle utilise encore dix ans plus tard. La dernière donation connue d’une dîme à cette abbaye s’effectue à Plourivo en 1284.

Cette « réversion » concernait aussi certains clercs affectés par les seigneurs au service d’une chapelle. Ne voit-on pas, en 1253, un prêtre chapelain de Penros donné à Beauport par Conan, chevalier, d’Yvias, pour caution de 50 sous ?[[Id., charte ccxii.]]

Cela valait pour les chapelains comme pour les recteurs ou curés. Malgré le canon du IIIe concile du Latran (1215) qui interdisait d’installer une « cure» sans la permission de l’évêque, en Bretagne comme ailleurs les seigneurs utilisaient sans guère de contrôle leur droit de « patronat » et de représentation. Le concile de Lyon, en 1274, tenta à nouveau de limiter les effets de cette féodalisation cléricale en interdisant de nommer curé, clerc ayant de ce fait charge d’âmes, quiconque n’aurait pas vingt-cinq ans révolus, et en exigeant qu’un curé soit vraiment prêtre, ou qu’il demande à être ordonné dans un délai d’un an. Mais il se limitait à évoquer les sanctions portées contre les seigneurs laïcs qui feraient nommer un curé indigne.

Outre l’influence des abbayes foraines de Beauport (Prémontrés) et de Saint-Jacut (Bénédictins), le Trégor recevait aussi celle de Sainte-Croix de Guingamp (Augustiniens). Malheureusement les chartriers de ces deux dernières maisons sont particulièrement pauvres pour la période antérieure au XVe siècle. Cela, joint à une relative indigence pour cette même période des fonds épiscopaux et seigneuriaux trégorois, rendrait nécessaire une étude systématique, trop longue pour être menée ici, afin de se faire une idée plus précise de la situation particulière de l’évêché de Tréguier sur ces différents points. Mais tout laisse à penser qu’elle était de même nature que celle de ses voisins.

Le rôle spirituel tenu par le semis des petits prieurés urbains ou ruraux dans l’animation paroissiale du Trégor au XIIIe siècle et leur interaction avec le clergé séculier n’est pas bien connu. Leur nombre même n’est pas assuré. Depuis le XIe-XIIe siècles, ils constituaient des surgeons, parfois vigoureux, des abbayes de Bénédictins ou d’Augustins, puis de Prémontrés (Marmoutier, Saint-Florent de Saumur, Saint-Melaine, Saint-Jacut, Beauport), certaines fort éloignées de leurs filiales. Ils disposaient au moins d’une église siège de paroisse, au lieu de leur implantation. En particulier lorsqu’ils s’établissaient dans les faubourgs d’une ville. A Guingamp, les prieurés de la Sainte-Trinité et Saint-Sauveur relevaient de Saint-Melaine. À Lannion celui de Kermaria-an-Draou était tenu par les bénédictins de Saint-Jacut. Au XIIIe siècle, de l’abbaye augustinienne de Sainte-Croix-Guingamp dépendaient aussi les prieurés de La Roche-Derrien, et probablement du Ponthou. Beauport possédait le prieuré de Plouagat. Saint-Jacut disposait des prieurés de Kernitron en Lanmeur, de Saint-Armel en Loquenvel, de Saint-Jaguel en Lézardrieux, et du « claustrum Briaci » dont la localisation n’est pas assurée[[A-Y. Bourgès le situe non à Bourbriac mais à Saint-Fiacre. “Minihy-Briac, Bourbriac et Saint-Briac”, Bull. Soc. d’Emulation des CDN, tome CXII, 1983, p. 21-43.]]. Si l’on s’en tient au procès de canonisation de saint Yves, dans lequel aucun de ces prieurés n’est même évoqué, on peut penser que leur influence spirituelle et pastorale était bien faible à la fin du XIIIe siècle. Le seul établissement de cette nature qu’on y trouve mentionné est un prieuré de femmes, celui de Pleubian, dépendant de l’abbaye Saint-Georges de Rennes, et encore fourni en moniales puisque la prieure a l’honneur de manger à la table de Yves Héloury (témoin 18).

Clercs et prêtres séculiers

Les historiens considèrent généralement qu’au cours des XIII e et XIV e siècles le clergé paroissial fut très nombreux en Bretagne. J-C. Cassard pense qu’il y avait à l’époque de saint Yves « une cohorte de prêtres vivant dans le siècle » , et même « pléthore de prêtres »[[J-C. Cassard, Un pasteur nommé Yves Hélori, p. 53.]]. Probablement. Mais en réalité la documentation manque pour permettre ou même hasarder une estimation pour le diocèse de Tréguier. Sans doute le maillage paroissial y est-il à peu près définitivement établi à la fin du XIIIe siècle, mais il serait audacieux d’extrapoler, pour cette période, les chiffres fournis par un XVe siècle assurément plus riche en informations.

L’impression générale d’abondance cléricale qui se dégage des chartes connues pour cette époque tient aux critères de conservation de celles-ci, à l’apparente anarchie qui présidait encore à la nomination de certains recteurs ou chapelains par les seigneurs eux-mêmes, mais surtout au statut très équivoque des clerici , des clercs qui y apparaissent[[J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Points Histoire, Ed. du Seuil, 1985, p. 4.]].

Ce terme, en effet, couvre au temps de saint Yves une variété de statuts. Sur les trente et un clerici (sont exclus de ce chiffre les membres des ordres réguliers) qui déposent au procès, un est chanoine, quatre recteurs, six vicaires, vicaires perpétuels ou vicaire général, un curé, un chapelain, un chantre, un sacriste, cinq sont simples prêtres, neuf sont simples clercs. Enfin Yves Avispice [[Jean-Paul Le Guilloux, à qui l’on doit une excellente traduction du procès de canonisation (1989, sl.), propose de traduire ce nom par L’oiseleur. Il convient de noter en passant l’épisode de saint Yves et de l’oiseau (témoin 20) qui n’est pas sans évoquer la fraternité exemplaire entretenue aussi avec les oiseaux par saint François d’Assise.]], ermite qui se dit ancien « serviteur» de dom Yves, est qualifié de « clerc » par un témoin. Plusieurs de ces fonctions (chanoine, chantre, voire sacriste et… ermite) pouvaient être occupées par des clercs n’ayant pas reçu la prêtrise. Il est souvent très difficile de différencier les nombreux clercs mineurs (sont-ils d’ailleurs tous tonsurés ?) qui exercent une profession juridique compatible avec leur statut, des clercs ayant reçu les ordres majeurs. Même dans leur désignation : Jean de Ker’hoz, « clerc et jurisconsulte » est appelé « discretus vir, discret homme », Pierre de Lanmeur, professeur de droit, ayant femme et enfants, est appelé par les scribes et témoins « discretus vir, dominus… », formule habituellement réservée aux ecclésiastiques : Jacques Lebecte, curé d’Asso (diocèse de Toulouse) et ancien vicaire général de Tréguier (témoin 231), est désigné par la même formule. Ces subtiles dénominations des clercs étaient peut-être fondées sur leur mode de rétribution : bénéfice ou salaire, le premier liant de la sorte son bénéficiaire à l’Eglise, le second rendant le clerc dépendant de sa seule pratique, élèves ou sollicitants, et de ce fait le laïcisant[[J. Le Goff, Les intellectuels…, p. 104-106.]]. Mais bien des situations pouvaient être intermédiaires. Le titre de professeur porté par Pierre de Lamneur lui imposait sans doute un statut particulier, la fonction enseignante étant encore largement une fonction « ecclésiastique ».

Le célibat n’était pas non plus un critère suffisant pour catégoriser les clercs. Non seulement beaucoup de simples clercs tonsurés pouvaient se marier, mais il existait encore beaucoup de prêtres mariés.

Afin de combattre le népotisme, autant que faire se pouvait, le concile de Nantes avait pris en 1128 des mesures sévères quant au recrutement des clercs. En particulier, il avait prononcé que les fils de prêtres ne pourront désormais accéder au sacerdoce à moins qu’ils ne se fassent moines ou chanoines séculiers. Quant à ceux qui étaient déjà prêtres, il leur était interdit de prendre la succession de leurs pères dans les églises que ces derniers ont desservies. Mais cette réforme eut beaucoup de mal à s’appliquer. Le phénomène était assez général dans la chrétienté, mais la Bretagne paraît plus profondément touchée, et l’existence d’hommes d’église mariés semble y avoir été tardivement vécue comme banale.

Si l’on se fie au chartrier de Beauport, on peut dire que les clercs mariés, étaient encore nombreux au cours du XIIIe siècle, sans que l’on puisse se hasarder, à partir d’un aussi mince échantillon, à proposer une statistique. En 1268, un clerc marié (clericus uxoratus) de Ploubazlanec fait un don à l’abbaye. En 1271, Alain Le Bigot, clerc de Plouha, fait une donation à Beauport avec l’accord de son épouse. Les clercs mariés se voyaient aussi chez ceux ayant reçu incontestablement les ordres majeurs et, qui plus est, avaient charge de paroisse. En 1202, les moines de Saint-Melaine se plaignent à Rome que l’évêque de Saint-Brieuc, non content de leur contester l’église de Planguenoual, l’avait confiée à un fils de prêtre. En 1269, une autre charte de Beauport évoque Yves, fils du recteur de Yvias.

Si aucun des presbyteres déposant au procès de saint Yves n’est, semble-t-il, marié, Juliana, de Penvenan (témoin 192), est dite « fille du prêtre », Juliana, dicta filia Presbyteri. Deux autres témoins parlent par ailleurs du fils du prêtre Novi de Tréguier, Theobaldo filio Presbyteri Novi (témoin 133)[[À noter aussi la remarque faite par le témoin 35 selon lequel « Darien de Kergoat récitait chaque jour les heures de la Bienheureuse Marie, bien qu’il fût marié ».]]. S’agissait-il dans tous les cas de situations maritales officielles à défaut d’être canoniquement régulières (mais selon quelle casuistique ?), ou de concubinages notoires tolérés ? A cet égard, le jugement personnel de l’évêque pouvait d’ailleurs être variable. Étienne, évêque de Tréguier récemment élu, en appelle au pape Honorius III, en 1221, pour l’autoriser à absoudre les prêtres de son diocèse de l’excommunication qu’ils avaient encourue pour concubinage ou pour avoir revêtu des habits non conformes à leur état[[H. Martin, Fastes et Malheurs…, p. 70.]]. Clémence ou pénurie de prêtres ?

La qualité intellectuelle et morale des clercs ayant charge d’âme, recteurs, curés, vicaires ou chapelains, est difficile à apprécier. On ne peut appliquer sans examen aux prêtres trégorois le jugement porté, par Étienne de Fougères dans son Livre des Manières, vers 1175, qui reprochait aux desservants de se livrer à l’ivrognerie, à la gourmandise, à la luxure, de dilapider les biens de l’Église, et de négliger leurs devoirs pastoraux. Certes le prédécesseur de Yves à la cure de Louannec était un incapable qui ne s’était guère occupé des âmes de ses paroissiens (témoin 35). Mais à juger selon l’idéal on rend la normalité monstrueuse. Néanmoins, le rôle prépondérant longtemps joué par les seigneurs laïcs dans la nomination de recteurs et de chapelains, une formation des clercs non contrôlée, hétéroclite, parfois inexistante, les tentations multiples occasionnées par la nature des ressources financières du clergé (past nuptial — repas de noce dû au prêtre bénisseur –, tierçage — attribution au prêtre du tiers du mobilier du mort s’il mourait sans ayant-droits, un neuvième dans le cas contraire –, etc., institués sans doute après la saisie des dîmes primitives, et parfois entaché de simonie)[[B-A. Pocquet du Haut-Jussé, Les Papes et les ducs de Bretagne, Coop Breiz, 2000, p. 69.]], tout cela ne favorisait pas une haute tenue morale des séculiers. Beaucoup de desservants médiocres pouvaient avoir la tentation de profiter de leur statut et de n’écouter leurs fidèles qu’à proportion de leurs intérêts. Surtout que bien souvent le prêtre de certaines églises encore semi banales en était réduit pour vivre à travailler quelques arpents annexés à l’église et à ses dépendances, paysan parmi d’autres paysans, parfois à peine plus instruit qu’eux.

Quant à la qualité des prélats, elle est tout aussi mal connue pour cette époque. Bien entendu, ils étaient choisis dans les familles influentes, nobles le plus souvent. Ainsi en allait-il des deux évêques trégorois servis par saint Yves. Ils résidaient encore de façon permanente, semble-t-il, et visitaient leurs paroisses comme en témoigne le procès de canonisation. Leurs successeurs seront parfois moins assidus. Une fois élus, les prélats invitaient volontiers les membres de leur famille à les rejoindre : Outre l’évêque Alain de (ou le) Bruc, originaire du diocèse de Nantes, sont mentionnés parmi les clercs de Tréguier, un certain Théobald Le Bruc, chantre, et son neveu Pierre Amou, vicaire, un second Alain de Bruc, ainsi qu’Olivier Bruc, serviteur de saint Yves, tous sans aucun doute parents du prélat. Il en alla de même avec son successeur Geoffroy Tournemine au temps duquel son frère Guillaume était trésorier de Tréguier, et accessoirement percepteur des impôts, à ceci près que cette famille originaire de l’évêché de Saint-Brieuc s’était semble-t-il implantée en Trégor avant l’accession d’un des siens à la prélature[[D’après une enquête de 1294, Pierre de Tournemine, né vers 1260, devait deux chevaliers d’ost pour son fief de Penthièvre, et deux autres pour ses fiefs de Botloy et de Tréguier. Couffon de Kerdellech, La chevalerie du duché de Bretagne, 11, p. 166.]].

Les itinéraires culturels

Pendant longtemps, l’Eglise exigea des seuls religieux réguliers une formation intellectuelle et morale : « Pourquoi, disait encore avec un peu d’ironie Étienne de Fougères, le sévère évêque de Rennes, un clerc se donnerait-il la peine d’apprendre s’il ne veut se faire moine ? »

Un siècle plus tard, le clergé séculier paroissial trégorois n’avait peut-être pas échappé à cette pauvreté culturelle initiale. En Bretagne bretonnante, plus qu’ailleurs peut-être dans la chrétienté d’occident, sa fonction semble avoir été plus sacramentelle voire administrative que pastorale (en raison peut-être des excessives accointances toujours fortes entre l’institution paroissiale et la noblesse foncière) ; son action catéchistique était inexistante ou faible, et, quand elle se manifestait, plus dogmatique que morale. Faut-il y voir la conséquence d’un défaut de formation du clergé paroissial, en particulier rural, et même, comme certains exemples pourraient le faire penser, de son ignorance radicale, ou bien celle d’une parole encore largement réservée aux évêques, comme aux premiers temps de l’Eglise, aux dignitaires et aux moines ? Toujours est-il que la fonction missionnaire – « Allez enseigner les Nations… » – ne semble pas encore (ou ne semble plus ?) indissociablement liée à la mission presbytérale.

« Nul ne saurait prétendre reconstituer, avec quelque exactitude, l’ensemble de la structure de l’enseignement religieux en Bretagne entre 1300 et 1520 » écrit H. Martin[[H. Martin, “Les bretons et leurs prédicateurs à la fin du Moyen Age”, Mém. Soc. Hist. et Arch. De Bretagne, t. LXVII, 1990, p 31.]], à plus forte raison pour la période antérieure. Aucune structure de formation des prêtres n’existait alors, les séminaires ne seront établis qu’à partir du concile de Trente dans la seconde partie du XVIe siècle. Au mieux, les prétendants à la cléricature étaient livrés à la bonne volonté de clercs plus lettrés mais au savoir ou à la théologie aléatoire. Saint Yves, en raison de sa condition de noble, bénéficia d’un précepteur plus assuré qui lui apprit les rudiments avant de l’accompagner dans son périple universitaire.

Beaucoup de futurs prêtres recevaient sans doute leur formation de la manière dont saint Yves lui même la donna – mais au degré d’élévation que l’on imagine – au bénéfice de Geoffroy de Saint-Léan, futur recteur de La Roche-Derrien (témoin 5), et de quelques autres. Son enseignement théologique était fondé principalement sur la lecture commentée de la Bible, ainsi qu’il l’avait lui-même reçu dans le studium des Franciscains rennais. Il s’appuyait aussi sur le Livre des sentences de Pierre Lombard, évêque de Paris mort en 1160, qui, « transformant la Bible en corpus de science scolaire », était « devenu le manuel de base des facultés de théologie du XIIIe siècle »[[J. Le Goff, Les intellectuels…, p. iv.]]. Yves entendit ainsi « commenter le Quatrième Livre des Sentences et parler sur la Bible » chez les Frères Mineurs [témoin 29].

Le quatrième concile de Latran avait, en 1215, fait obligation à chaque évêque de réunir le synode deux fois par an. L’objectif était double : contrôler un clergé disparate, et l’informer à défaut de le former. Des synodaux ou statuts synodaux furent à cette occasion rédigés et diffusés auprès des prêtres. Ils leur apportaient une formation minimale liturgique, théologique, morale et pastorale. On ne connaît aucun synodal pour l’évêché de Tréguier datant du XIIIe siècle, mais tout laisse à penser qu’il y en eut comme dans ceux de Nantes et Saint-Brieuc où ils sont attestés.

Dans la plupart des cas, les pasteurs de campagne, moins formés que ceux des villes, se contentaient de lire à leurs paroissiens, quatre fois l’an, les abrégés doctrinaux transmis de la sorte par leur évêque, et de leur apprendre les formules sacramentelles, le cas échéant en langue vulgaire, comme le demandait l’évêque de Quimper Geoffroy Le Marhec (1357-1383). On voit encore l’évêque de Saint-Brieuc, Alain de la Rue, dans ses statuts synodaux de 1421, indiquer aux recteurs quelques rudiments de théologie à présenter aux fidèles six fois dans l’année.

Il ne faudrait pas pour autant tomber dans les vieux clichés présentant la Bretagne du Moyen Age comme un désert culturel; et plus particulièrement le Trégor qui n’avait sur ce point rien à envier aux autres diocèses. On connaît, bien sûr, l’itinéraire de Yves Héloury et de son jeune maître Jean Kerhoz dans les années 1264-1280[[Voir la très pertinente analyse de Jean Le Mappian, Yves de Tréguier, Paris, 1981, p. 79-122.]], et leurs études suivies aux écoles de Paris puis à l’université de droit d’Orléans. Ils côtoyèrent sur la Montagne Sainte-Geneviève des compatriotes écoliers originaires de La Roche-Derrien, Pommerit-Jaudy ou Lanmeur. À Orléans, ils se lièrent d’amitié avec des condisciples originaires de Pleubian et Plouguiel. Si l’enquête de canonisation ne pas fait mention d’étudiants originaires d’autres lieux c’est simplement que les témoins cités à comparaître sont pour la plupart originaires de Tréguier ou de ses environs immédiats.

Yves, à l’image de beaucoup d’écoliers de la nation bretonne, après s’être de la sorte, nous dit Alain Bouchard, « instruit et parfaict ès sciences de grammaire, des arts, des droits canon et civil, et aussi principié en la science de théologie », s’établit un temps à Rennes où il reçut les leçons d’un théologien du couvent des Frères Mineurs de cette ville. Il faut tenir compte de ce « vagabondage intellectuel » dont parle Jacques Le Goff[[Les intellectuels…, p. 30.]], pour relativiser l’absence en Bretagne de lieux de formation intellectuelle de premier plan[[La première université bretonne s’établit à Nantes en 1460]].

Cette pérégrination des écoliers bretons est confirmée par d’autres sources moins aléatoires. Le Formulaire de Tréguier, recueil de modèles de lettres copiés vers 1320 par un escolier trégorois, montre que les clercs de ce diocèse fréquentaient toujours en nombre les universités françaises. Cela a été vérifié par Michaël Jones grâce à l’analyse des suppliques adressées à la papauté par des étudiants en quête de bénéfices[[“L’enseignement en Bretagne à la fin du Moyen âge, quelques terrains de recherches”, Mém.Soc. d’Hist. et d’Arch. de Bretagne, 1975-1976, p. 33-49.]]. Durant l’année 1378-1379, 14 étudiants trégorois se trouvaient à Paris (17 de l’évêché de Saint-Brieuc, 25 de celui de Léon… ), tandis que 24 autres fréquentaient les universités d’Angers, Orléans ou Montpellier (14 de Saint-Brieuc, 12 du Léon… ). Entre 1349 et 1403, 95 trégorois étudièrent ainsi à Paris (115 du Léon, 114 de l’évêché de Quimper, 92 de celui de Saint-Brieuc, 49 de Saint-Malo, 30 de Rennes… ). Encore ces enquêtes ne permettent-elles de repérer que les seuls jeunes gens postulant à des bénéfices ecclésiastiques.

Par testament du 11 avril 1325, Guillaume de Coëtmohan, chanoine de Paris né à Pommerit-Le-Vicomte, fonda à Paris le « Collège des Ossismes et Trégorois », que l’on appellera plus communément Collège de Tréguier. Il était ouvert à huit pauvres écoliers de sa parenté désireux de poursuivre leurs études, ou, à défaut, à d’autres enfants du diocèse. Nous ne sommes pas informés sur l’existence de « petites écoles » en Trégor au XIIIe siècle. Le fait ne doit pas étonner. La documentation sur ce sujet est quasiment inexistante en Bretagne : elle ne signale qu’une école à Vitré en 1210, une autre à Châteaubriant en 1222. Mais Prat en possédait une dès 1320 au moins, d’autres sont aussi signalées à Morlaix en 1377, à Pont-Melvez et Ploumilliau vers 1400. Au milieu du XVe, les ouvertures d’écoles s’étaient généralisées dans le Trégor. Les recteurs qui avaient la haute main sur ces établissements, avaient pris l’habitude de mettre le poste de magister aux enchères, signe que la profession pouvait être lucrative et que les candidats ne manquaient pas. L’évêque de Tréguier fut même conduit à adresser aux recteurs, en 1459, une lettre circulaire enjoignant aux contrevenants d’accorder gratuitement à tous les postulants instruits et de bonnes mœurs la permission de « tenir école et d’enseigner les ignorants ».

Il est probable qu’à l’initiative de particuliers, du chapitre ou de communautés religieuses Tréguier entretenait, dès le temps de saint Yves, une ou des écoles primaires à l’instar d’autres cités, Morlaix par exemple où de tels établissements sont attestés en 1377. C’est sans doute dans l’une d’entre-elles que saint Yves, après avoir disposé les enfants pauvres et les orphelins à la lecture, les plaçait en payant de ses propres deniers le salaire des maîtres (témoin 38). Les conciles d’ailleurs ne cessaient, depuis celui de Latran en 1178, de recommander, afin de pourvoir à l’instruction des pauvres, de consacrer dans les églises et les monastères des fonds destinés à l’entretien d’un maître d’école.

La ville épiscopale ne comportait cependant aucun couvent mendiant dont on sait le rôle joué dans la formation intellectuelle et religieuse des clercs et des fidèles. Saint Yves avait bénéficié de leur enseignement lors de son séjour rennais. C’est aux Cordeliers de Guingamp que Mgr Pierre Morel, évêque de Tréguier de 1385 à 1401, fit don d’une bibliothèque.

Les prémices de l’anticléricalisme

Au XIIIe siècle, les relations de l’Église bretonne avec le pouvoir civil sont encore ambiguës en matière de pouvoir temporel. La plupart des villes épiscopales, et Tréguier est du nombre, étaient placées sous la seigneurie de l’évêque. Le duc ne pouvait donc rien y décider d’important sans le consulter. Alors que l’autorité ducale s’affirme de plus en plus au cours de ce siècle, elle entre de plus en plus souvent en conflit avec les pouvoirs et les droits territoriaux, seigneuriaux et fiscaux des évêques qui s’étaient, de leur côté, considérablement affermis depuis le début du XIIe. Cette montée en puissance du pouvoir épiscopal va même rencontrer une opposition de la part des ordres rentés, les Cisterciens en particulier représentés en Trégor par la puissante et influente abbaye de Bégar(d), et sur les marches ouest et sud par les possessions du Relec, Ordre fort jaloux de son indépendance originelle et quasi statutaire à l’égard de l’église séculière et de ses prélats.

L’accession au trône ducal de Pierre de Dreux, dit Mauclerc, va envenimer un conflit latent et précipiter une réaction que l’on peut, sans anachronisme excessif, appeler anticléricale. En 1218, le duc est excommunié par l’évêque de Nantes pour avoir voulu prélever une taxe sur la ville contre l’autorité du prélat. En 1225, Mauclerc s’en prend aux tribunaux d’église (les officialités), rivaux des tribunaux ducaux. Puis il revendique, à son profit ou celui des seigneurs laïcs, le tierçage et le droit nuptial perçu par les recteurs. En 1228, Étienne, évêque de Tréguier, Guillaume, évêque de Saint-Brieuc, et Josselin, évêque de Rennes, après avoir excommunié le duc sont exilés hors de Bretagne. Leur temporel est saisi. C’est à Assise, en mai 1228, où il prépare la canonisation de saint François, que Grégoire IX signe une bulle aggravant les censures déjà portées contre Mauclerc et jetant l’interdit sur toute la Bretagne, où dès lors les offices ne sont plus célébrés ni les sacrements donnés (à l’exception des baptêmes et de l’extrême-onction).

Les vassaux, encouragés par l’exemple ducal, s’emparent de certains revenus ecclésiastiques comme les dîmes. Dans cette offensive quasi générale de l’aristocratie contre les prétentions épiscopales, Eudes de La Roche-Derrien avait contesté à l’évêque de Tréguier les taxes portuaires que le prélat percevait es qualité sur le trafic du port de la Roche alors très actif. Mais la lutte atteint son paroxysme quelques années plus tard, lorsqu’Olivier de la Roche, fils d’Eudes, poursuivant à son tour sa croisade contre les immunités fiscales et les propres droits seigneuriaux de l’évêque Étienne, fut excommunié par ce dernier. L’interdit fut jeté sur sa terre, le Saint-Sacrement retiré des églises de sa seigneurie.

Le sire Olivier ne tarda guère à se venger. Assisté par des chevaliers de sa parentèle et suivi par des malcontents[[Selon Grégoire IX, les fidèles bretons mettaient alors « une sorte d’empressement diabolique à léser la juridiction de l’Eglise» , B-A. Poquet-du-Haut-Jussé, op. cit.,p. 67.]] et des soudards, il marche sur Tréguier, met à rançon les gens de l’évêque desquels quatre furent assassinés dans le vestibule de sa chapelle, pille son manoir et la ville. Les habitants terrorisés qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale, y furent enfermés pour laisser le champ libre au pillage dont les clercs furent tout particulièrement les victimes. Cela fait, Olivier et les révoltés placèrent à la tête du diocèse, et de leur seule autorité, un anti-évêque à leur main[[B-A. Pocquet du Haut-Jussé, op. cit., p. 89.]] ou s’arrangèrent pour le faire élire[[Les évêques en effet étaient alors élus, sinon par un synode de tous les prêtres, du moins par les chanoines du chapitre cathédral. Jusqu’au XlVe siècle, les nominations d’évêques par le métropolitain de Tours ou par le Pape sont extrêmement rares en Bretagne. Ce n’est qu’après la mort de Geoffroy Tournemine, en 1317, que le pape se réserve la nomination des évêques de Tréguier. Marcel Planiol, Histoire des institutions de la Bretagne, 1981, t. III, p. 174-175.]]. Étienne ne trouva son salut que dans une fuite précipitée vers la Normandie où il devait séjourner cinq années. Pendant ce temps, une partie de son diocèse s’était rallié à Pierre, l’évêque intrus, qui à ce titre est témoin d’une transaction entre l’abbaye rennaise de Saint-Georges et le chevalier Derrien (1228)[[B-A. Pocquet du Haut-Jussé, op. cit., p. 87.]]. Malgré le soutien du pape à l’évêque déchu et les mises en demeure qu’il adresse à Pierre Mauclerc, il fallut attendre la réconciliation du Pontife et du duc pour permettre à Étienne de récupérer son évêché en 1234.

En dépit des actes de contrition (croisade en Égypte pour Mauclerc, à Tunis cinquante ans plus tard pour son fils, restitution des biens volés pour d’autres, etc.) et les absolutions politiques du Pape, la lutte entre le pouvoir civil et l’Eglise bretonne se poursuit durant les deux règnes suivants. Jean Ier et Jean II reprennent la lutte contre le clergé en réduisant puis supprimant certains de ses revenus, en particulier le past nuptial et le tierçage, pierres d’achoppement du conflit. Jean Ier est excommunié en 1247 puis en 1249 après s’être donné le pouvoir de nommer, dans tout le duché, évêques et curés, contre les droits de l’Eglise et du Pape.

Cette querelle fiscale n’avait pas encore été réglée sur le fond à la mort de saint Yves, dans la pensée de qui la crainte de voir le pouvoir civil empiéter sur les droits ancestraux de l’Eglise est récurrente. On la voit apparaître dans son Testamentum (1293). Yves prend la précaution d’y pérenniser ses biens et ses droits non obstante statuto regali, municipale, vel principale consuetudine hac in parte, a quibus dictum Minihicum dignoscitur esse immune, nonobstant tout statut royal, municipal[[Ce qui, en passant, atteste en Bretagne d’une organisation municipale plus précoce qu’on ne le dit habituellement.]] ou coutume principale du pays dont le dit Minihy est exempt.

Témoigne aussi de cette crainte, l’épisode bien connu des sergents de France, assistés de notables locaux, cherchant à s’emparer d’un cheval de l’évêque de Tréguier, pour prix de l’impôt du centième et du cinquantième. Dom Yves voyant qu’ils violaient la liberté de l’Eglise (témoin 215) accourut et leur arracha l’animal. « Vous ne pouvez, leur dit-il, rien revendiquer sur le territoire libre du bienheureux Tudual … Moi autant que je le pourrai, je me battrai toute ma vie pour la liberté de l’Eglise » (témoin 47). Cet impôt avait été à l’origine voulu par Urbain IV pour financer sa croisade[[La Bretagne n’était pas alors concemée par cette imposition. Pierre, comte de Léon, troisième fils de Pierre de Dreux, avait sollicité du Pape en 1266, le prélèvement de cinq mille livres tournois sur les rentrées du centième que le pape Urbain IV a établi en France, Martène, Thesaurus novus Anecdot. T. II, p. 389.]], et reconduit pour son compte par Philippe Le Bel, avait été implicitement cautionné par Boniface VIII. L’évêque de Tréguier en avait autorisé la perception. Guillaume de Tournemine, le « méchant » trésorier du chapitre, chargé de le collecter, n’est-il pas son frère ? C’est donc à l’autorité même de son évêque que Yves s’opposait. À ses yeux les droits ancestraux de l’Église primaient sur toute autre considération.

Au temps des dernières croisades

Durant tout le XIIIe siècle, la Bretagne vit, en effet, au rythme des croisades qui se poursuivent, pour des objets mal assurés, dans des conditions assurément contestables, de maigre envergure, à l’enthousiasme mesuré, et au bout du compte inopérantes et peu glorieuses pour ceux qui y participèrent.

Eudes de la Roche-Derrien, que nous vu si ardent à contester les droits de son évêque, faisait déjà partie des six mille armoricains qui débarquèrent à Saint-Jean d’Acre au printemps de 1218[[Le testament qu’il écrivit avant son départ, pour protéger ses biens, mais aussi en reconnaissance des « six cents livres de monnaie » avancées par Godefroy de Rohan, a été publié par Dom Morice, Preuves, t. 1, col. 837.]]. La sixième croisade (1230-1241) comporte à nouveau un fort contingent breton mené cette fois par le duc Pierre en personne qui s’était démis de son duché en faveur de son fils Jean ler le Roux.

Au moment où à Tréguier va bientôt naître Yves de Kermartin, se déroule la septième croisade dans laquelle la Bretagne prend à nouveau une part importante. En 1245, lors du concile général de Lyon réuni par Innocent IV, cent quarante quatre évêques arrêtèrent qu’une nouvelle croisade serait prêchée en Europe, qu’il n’y aurait pendant quatre ans ni tournois, ni réjouissances publiques ni hostilités entre les princes. On sollicita les offrandes et les legs pieux. Les frères Mineurs, tout particulièrement, prêchèrent avec ferveur cette guerre sainte.

La Bretagne et ses barons se mobilisèrent, à l’exemple du roi de France. « A la feste de la Pentecoste [1248], écrit Le Baud, partirent le duc Pierre et les barons qui s’estoient croesez en Bretaigne ». Parmi les seigneurs qui participèrent à cette croisade figuraient Henri d’Avaugour, Prigent de la Roche-Jagu, Rolland de Coatarel, de la paroisse de Ploubezre, le seigneur de Barach en Louannec, Geoffroy de Kersaliou, de Pommerit-Jaudy, et bien d’autres nobles possessionnés dans les environs : Juhel de Toulgoët (Ploujean ?), Guillaume de Kermoysan (Pommerit-le-Vicomte ?), Hugues de Kermarec (Buhulien ?), mais aussi Guillaume de Bruc, parent de Alain futur évêque de Tréguier (1276-1296) et de cet autre Alain de Bruc, l’archidiacre[[La fonction d’archidiacre était à peu près aussi ancienne que l’organisation épiscopale. Ce dignitaire joue un peu le rôle de vicaire général, sans que l’on connaisse bien l’étendue de son autorité. Il visite les paroisses, perçoit des droits spécifiques, dispose surtout d’une juridiction parallèle à celle de l’évêque. Il pouvait y en avoir plus d’un par diocèse. L’évêché de Tréguier par exemple possédait deux archidiaconés : celui de Pougastel (Pagus Castelli), et celui dénommé Pagus Civitas.]] qui accompagna Yves dans ses derniers jours, etc.[[H. De Fourmont, L’Ouest aux Croisades, 1867. Le chevalier Olivier Charruel, dont la veuve dépose au procès, se souvenait sans doute encore de son ancêtre Yvon, croisé en l096.]] C’est au retour de cette désastreuse expédition que le duc Pierre Mauclerc mourut en mer, le 28 juin 1250.

Sous l’impulsion de son fils, Jean 1er, un nouveau départ de croisés bretons s’effectue pour la Tunisie en avril 1270, à la suite du roi Louis IX. Parmi eux, Guillaume II de Bruc, Hervé, Vicomte de Tonquédec, et Geoffroy de Rostrenen. Cette nouvelle aventure guerrière s’achève dans la confusion en 1272.

Lorsque le couvent des Sachets de Guingamp fut vendu aux Prêcheurs, le Pape, dans sa bulle de 1285, exigea que le montant de la vente fût affecté à la nouvelle croisade en Terre Sainte qui se préparait, momentanément suspendue par la mort de Philippe Le Hardi.

Les nouveaux référents religieux

C’est dans ce contexte que se développe, à partir des années 1230-1240, le fait religieux majeur du siècle de saint Yves : l’arrivée des moines mendiants. Si le XIIe siècle avait été, en Bretagne comme dans toute l’Europe, le siècle des Cisterciens, le XIIIe verra se répandre l’idéal mendiant proposé par deux grandes figures de l’Église : saint Dominique (mort en 1221) et saint François d’Assise ( mort en 1226).

En même temps que se développaient les villes, se faisait aussi sentir le besoin d’une autre forme d’évangélisation mieux appropriée que celle en vigueur dans la société rurale. À ce besoin nouveau répond l’implantation des ordres mendiants chargés de catéchiser les populations néo-urbaines, souvent déplacées et coupées de leurs cadres religieux traditionnels. La vocation des anciens ordres monastiques, pour la plupart installés à l’écart des villes et parfois même en des lieux fort reculés, était essentiellement contemplative et laborieuse (Cisterciens de Bégard, Le Relec ou Coatmalouen), limitée au service pastoral des églises rurales (Chanoines Prémontrés de Beauport), ou à celui de chapelles castrales (Chanoines Augustins de Sainte-Croix). Ces établissements n’étaient guère adaptés de ce fait aux nouvelles contraintes de l’évangélisation des masses.

Les premiers Frères mendiants établis en Trégor furent les Dominicains implantés à Saint-Melaine-Morlaix en 1236. Guingamp à son tour accueille les Frères de la Pénitence de Jésus-Christ[[Cet ordre, fondé en 1248, associait la règle de Saint-Augustin aux pratiques franciscaines.]], appelés aussi Frères du sac ou Sachets en raison de leur extrême pauvreté et de leur habit grossier. Ils s’étaient établis dans la plus importante agglomération du diocèse à une époque non connue mais de toute façon antérieure au concile de Lyon qui avait en quelque sorte programmé la disparition de leur ordre en 1274[[Ce concile avait supprimé tous les ordres mendiants à l’exception de quatre: les Mineurs, Prêcheurs, Carmes et Augustins.]]. Un seul document en fait mention: une bulle du Pape Honorius IV datée du 7 juin 1285[[~Chapotin, Histoire des Dominicains de la Province de France, I, p. 666-667.]]. Elle nous apprend en particulier que ce couvent n’abritait plus alors que deux moines[[Deux couvents de cet ordre seulement furent implantés en Bretagne. Le second le fut à Lamballe.]].

Mais avant que les Sachets disparaissent de Guingamp, les Franciscains appelés aussi Mineurs ou Cordeliers (en 1283), puis les Dominicains ou Prêcheurs (en 1285) les y avaient rejoints. Ces trois couvents faisaient de Guingamp la ville de Bretagne la mieux dotée en religieux mendiants, en cette fin du XIII e siècle. Nantes et Dinan n’en possédaient que deux, Rennes, Quimper, Vannes, Morlaix, Lamballe, Quimperlé, Chateaubriant et Ploërmel un seulement. De la sorte, l’évêché de Tréguier se trouvait lui-même le plus fourni en religieux Mendiants. Rapportée à sa faible superficie, cette situation permet aussi sans doute de mieux mettre en perspective, et dans une certaine mesure de l’expliquer, l’intérêt tout particulier manifesté par saint Yves pour cette observance.

D’autant que cet intérêt était largement partagé par les élites religieuses et aristocratiques de l’évêché, comme du commun peuple sans les aumônes duquel les frères n’auraient pu survivre, ni même s’implanter au milieu d’eux[[Sur les conditions de cette implantation mendiante, voir H. Martin, Les Ordres mendiants en Bretagne, Klincksieck, 1975.]]. C’est semble-t-il l’évêque de Tréguier, Etienne, qui aurait sollicité en personne la venue des Prêcheurs à Morlaix[[H. Martin, Les Ordres mendiants…, p. 8.]]. Pierre de Rostrenen (mort en 1307) fut sinon le fondateur des Dominicains de Guingamp du moins leur bienfaiteur insigne. Il était à ce titre honoré dans cette maison, tout comme les Coatmen, les Ploesquallec, et les Pestivien, alliés des Rostrenen[[Jean de Pestivien avait épousé, en 1280, Constance de Rostrenen.]], dont on connaît les liens qui les unissaient à Yves Héloury.

La spiritualité et l’idéal apostolique des nouveaux venus tranchaient singulièrement avec ceux des ordres déjà établis. Les moines mendiants refusaient tous revenus de type seigneurial. Ils étaient réduits du moins, dans le principe, à ne vivre que de mendicité. Leur subsistance était pour ce motif largement tributaire d’une forte population agglomérée et d’une économie sinon florissante du moins nettement excédentaire et monétaire, seule garante des aumônes vitales, et d’une générosité générale.

« Les religieux mendiants ont constitué une référence en matière de pauvreté » , écrit Hervé Martin[[Les Ordres mendiants…, p. 187.]] ; et notamment les Cordeliers de Guingamp. Leur couvent était renommé et sa pauvreté évangélique fort louée au temps de Yves Héloury. En témoignent abondamment les témoins qui déposent à son procès. Le futur saint aimait à fréquenter les religieux de cette maison et manifesta un grand intérêt pour leur idéal de pauvreté évangélique. Il recevra leur enseignement et les imitera dans sa façon de vivre, de manger, de s’habiller et de prêcher.

«Désormais existent de véritables spécialistes de la prédication populaire, animé du zèle des pionniers et d’un esprit de pauvreté qui les rend plus crédibles »[[J-C. Cassard, “Un pasteur nommé Yves Hélori”, MSHAB, t. LXVII, 1990, p. 51.]]. Les prêtres de base, de campagne surtout, trouvaient dans ces religieux formés, lettrés, pour la plupart trilingues (latin, français, breton), des auxiliaires précieux de leur oeuvre pastorale, des techniciens de la parole et du rassemblement de masse, des guides spirituels, et des formateurs intellectuels. Les prêtres des paroisses les accueillent volontiers, leur cèdent la parole dans leur propre chaire. C’est d’ailleurs de cette façon que Yves Héloury pratiquait, prêchant les foules, en plein air ou invité dans les églises.

Accomplissant peut-être, d’une autre façon, l’idéal de pauvreté mendiant, du vivant de saint Yves, on voit poindre aussi, et à nouveau, la tentation de l’érémitisme : Yves Avispice (témoin 11), serviteur de saint Yves, dépose qu’à la mort de son maître il se retira dans un ermitage près du pont de Guingamp. Hamon Touleflam (témoin 20) était « un ermite de bonne réputation ». On serait tenté de voir dans ces vocations d’anachorètes une influence particulière du saint. Mais des exemples d’ermites contemporains d’Yves ou antérieurs échappent à cette influence : l’ermite Denys, par exemple, établi près de La Roche-Derrien. Celui-ci abandonna son ermitage après la mort du saint qui l’avait sermonné sur son appétit de richesses. Dom Yves Héloury, connaissant peut-être la faiblesse de l’homme livré à ses seules forces, orientait plus volontiers ses disciples vers les ordres réguliers, mendiants ou cisterciens, de façon assez équilibrée puisque sous l’influence de son enseignement et de son exemple, parmi ceux évoqués dans le Procès, deux rejoignirent les Mendiants, deux autres les Cisterciens.

Symboliquement ces deux ordres, chacun à sa façon, représentaient les deux facettes de la personnalité de Yves Héloury, à la fois homme d’action et homme de méditation, combattant pour l’homme et pour Dieu, homme de principes et homme de pulsions, homme dans le monde et parfois hors du monde, homme pleinement de son temps mais œuvrant pour un temps à venir.

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