Homélie de Mgr Laurent Le Boulc’h

Dans l’évangile de saint Jean que nous venons d’entendre, Jésus prie pour ses disciples et les mots que Jésus adresse à son Père sont pleins d’amour pour eux. Ces mots de Jésus pourraient être ceux d’un père ou d’une mère quand ils prient pour leurs enfants. Jésus demande à son Père de garder ses disciples unis et de les combler de joie. Il lui demande de ne pas les ôter du monde, mais de les garder du mauvais. Quels parents n’auraient pas en eux le même désir que leurs enfants demeurent unis, qu’ils vivent heureux dans le monde, sans se laisser dévorer par lui ?

On imagine, de la même manière, il y a 8 siècles à Minihy Tréguier, Dame Azou et Damoiseau Héloury qu’on voyait, disait-on, souvent dans l’église, prier pour leurs enfants. Non seulement, ils prient, mais encore, ils font tout ce qui leur est possible pour que leurs enfants grandissent dans l’unité et la joie. Ils les encouragent à se risquer dans le monde, tout en ne cédant pas au mal.

Ce désir d’ouvrir à la vie leurs enfants les conduira à recruter pour le petit Yves un précepteur. L’ami Jean Kergoz deviendra l’un des principaux témoins du chemin de sainteté d’Yves Héloury de Kermartin. On raconte que Dame Azou qui avait la réputation d’être une sainte femme aurait perçu dans un songe le dessein singulier que Dieu réservait à son troisième enfant. Saint Yves aurait entendu sa mère lui dire, alors qu’il n’était qu’un enfant : « vivez de telle manière que vous deveniez un saint ».

Yves restera profondément marqué par le don de ses parents et particulièrement, celui de sa mère. La sainteté d’Yves commence là. La famille est au commencement. La famille nous est donnée au commencement de la vie sans qu’on y soit vraiment pour quelque chose. On ne choisit pas son père et sa mère, les enfants ne se choisissent pas entre eux, et les parents ne choisissent pas leurs enfants. Des enfants peuvent longtemps rêver d’avoir d’autres parents mais il leur faudra bien apprendre un jour à consentir à accepter leurs parents tels qu’ils sont. Des parents peuvent rêver d’avoir des enfants qui correspondent à leurs désirs mais il faudra qu’ils apprennent à les accueillir tels qu’ils sont, si différents parfois de leurs aspirations.

Nous pouvons rêver d’avoir d’autres frères et sœurs, mais c’est pourtant ceux-là qui s’imposent à nous. Un homme et une femme se choisissent pour époux et épouse mais ils devront sans cesse apprendre à accueillir l’autre avec sa part d’inconnu en lui. Ainsi, la famille est-elle toujours d’abord un don à recevoir, et c’est pourquoi elle si exigeante à vivre. Car il n’est pas simple d’accepter de se recevoir les uns des autres quand on ne s’est pas véritablement choisi. Il n’est pas si facile de renoncer à nos rêves d’avoir d’autres parents, d’autres enfants ou d’autres frères et sœurs, un autre conjoint, forcément idéalisés. Consentir à la réalité de leur existence, telle est pourtant la condition nécessaire pour les aimer vraiment.

La famille est le lieu de cette formidable et fondamentale conversion. Une conversion qui prend parfois le temps de toute une vie, celle d’apprendre à recevoir ses parents comme ses parents, ses enfants comme ses enfants, ses frères et ses sœurs comme sa fratrie, son conjoint comme son conjoint, et de se décider, enfin, à les aimer vraiment. La sainteté commence en cela. Cet amour donné à l’autre tel qu’il est, devient, quand il est partagé, un chemin de communion qui appelle chacun à progresser dans le don de lui-même, dans la vérité avec les autres et dans l’engagement au service de tous. La famille est le lieu premier dans lequel des hommes et des femmes apprennent à aimer dans l’épreuve du réel. La famille est le premier creuset de l’amour. Dans la réalité quelquefois si dure des événements difficiles, des relations qui se tendent, des projections déçues et des incompréhensions, la famille appelle les uns et les autres à purifier sans cesse leur amour.
C’est alors que, par la grâce d’une famille, les uns et les autres deviennent des sujets libres, vrais et responsables, plutôt que des objets de soumission. « Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et, en nous, son amour atteint la perfection. » Saint Jean nous annonce la demeure de Dieu parmi les hommes. Dieu vient au milieu de nous. Il vient, et c’est en Lui et par Lui que nous apprenons à aimer. Il vient là où les hommes et les femmes s’essaient à aimer. Les croyants trouvent en Dieu le ressort du véritable amour. Dans les évangiles, ils reçoivent le témoignage et l’invitation à suivre Jésus, l’homme à la hauteur de l’amour, avec ses exigences de vérité, de liberté et de miséricorde. Dans le don de l’Esprit Saint en eux, ils reçoivent la fidélité inépuisable de Dieu qui les relance dans le combat d’aimer, trouvant en Lui le courage de traverser leurs échecs et leurs abandons. Et le miracle, paradoxalement si banal, survient de familles qui témoignent de relations heureuses et structurantes.

Frères et sœurs, ne doutons pas de la présence de Dieu au creuset de l’amour. Ne doutons pas de son écoute et de son soutien dans l’œuvre d’une famille à construire. Que les familles n’oublient pas Dieu. Qu’elles osent le prier ! Qu’elles y puisent le courage et la force d’aimer ! C’est grâce à l’expérience de cet amour premier que des êtres humains peuvent progresser dans leur vocation à aimer. Car, l’expérience fondamentale de l’amour qui naît dans le creuset de la vie familiale est appelée à rayonner dans tous les lieux de vie. La famille est la première cellule d’amour appelée à se démultiplier dans tout le corps social.

A Tréguier, et dans les paroisses du Trégor, l’amour qu’a reçu saint Yves dans sa famille a engendré alors une seconde famille. Non pas la famille réduite aux liens du sang, ni même aux élus du cœur, mais celle grande ouverte à tous les rejetés, aux humiliés, aux démunis. Et le manoir de Kermartin est devenu maison de famille pour tous. Yves n’exigeait pas des certificats de bonne conduite. Il ne réservait pas son amour à ceux et celles qui correspondaient à ses désirs et qui lui ressemblaient. Saint Yves témoigne de cet amour extraordinaire de sainteté qui se donne à tous, tels qu’ils sont, commençant même par ceux et celles que nous serions tentés de ne jamais choisir, ceux et celles que nous sommes tentés de juger comme les moins dignes d’amour.

Ouverte à tous, la nouvelle famille de saint Yves est celle de la justice et de la réconciliation. Saint Yves, l’avocat et le juge, non seulement s’engageait pour rétablir la vérité et rendre justice aux personnes lésées, mais il appelait encore à la conciliation, mieux, à la réconciliation entre le riche et le pauvre, restaurant la fraternité au cœur des relations brisées. Par la grâce de l’Evangile vécu et la puissance de l’Esprit, saint Yves donnait naissance à une autre famille, celle de la relation fraternelle entre tous les hommes. Frères et sœurs, pèlerins de saint Yves, rassemblés aujourd’hui sur sa terre, nous avons besoin de prier. Nous avons besoin de prier pour toutes les familles de la terre, qu’elles ne désespèrent pas dans leur difficile apprentissage à aimer, qu’elles soient creusets d’amour qui se répand dans la société.

Dans notre monde qui se déchire un peu partout, nous avons besoin de prier pour la famille des hommes, qu’à l’image de celle qu’a bâti saint Yves, elle témoigne de l’amour pour tous dans l’accueil des plus petits, faisant œuvre de justice, de paix et de réconciliation. « Qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » Que notre prière au Dieu inlassable et fidèle d’amour guide en Jésus et dans l’Esprit nos pas dans la sainteté.

Amen

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