Saint Yves de Tréguier, Président du Tribunal céleste pour le jugement dernier…

Une invitation à la méditation de François-Christian Semur, magistrat honoraire, d’après une fiction judiciaire du juriste-philosophe François OST,

membre de l’Académie royale de Belgique.

SOMMAIRE

 Saint Yves, président du Tribunal céleste pour le jugement dernier

 Introduction…

Première partie : Un débat judiciaire original et exceptionnel

Préliminaires

A- Les débats de la première journée devant le Tribunal céleste

a) La procédure inquisitoire ou accusatoire ?

b) Les garanties du procès équitable (art. 6 de la Convention Européenne) ;

c) La présomption d’innocence et le droit au silence ;

d) Les droits de la défense ;

e) L’exigence de motivation et le double degré de juridiction.

B- Les débats de la seconde journée devant le Tribunal céleste

a) S’agit-il d’un jugement impliquant condamnation ou pardon ?

b) L’identité du juge suprême : Dieu le père, ou Jésus, son fils ?

c) S’agit-il de juger, condamner ou pardonner ?

d) La Résolution opte pour le dépassement de la colère et de la condamnation

C- Le verdict

Deuxième partie : Discussion (disputatio)

Préliminaires

A-Examen de la composition du Tribunal céleste

a) Saint Yves ;

b) Saint Louis ;

c) L’archange Saint-Michel.

B- Comment expliquer le choix des membres du Tribunal céleste ?

C- Quel personnage pour jouer le rôle du Ministère Public ?

 En guise de conclusion…

Le jugement dernier par Fra Angelico (1425). Couvent San Marco à Florence.

INTRODUCTION

Faire du droit en racontant des histoires qui explorent toutes les variétés du conte juridique, la fable historique et la fiction animalière, le récit de science-fiction et le reportage réaliste, la spéculation onirique (1) et la nouvelle fantastique, le conte philosophique, la dystopie (2) et même la fantaisie théologique, tel est le parti du juriste philosophe belge, François OST, dans son ouvrage à la fois brillant et surprenant : « Si le Droit m’était conté » (3).

Membre de l’Académie royale de Belgique, fondateur de l’Académie européenne de théorie du droit, professeur émérite de l’Université Saint Louis de Bruxelles, l’auteur participe également aux enseignements de notre École Nationale de la Magistrature de Bordeaux.

Les huit récits de son ouvrage de 213 pages, font réfléchir à la norme juridique en posant d’étranges questions. Si le premier d’entre eux ne manque pas d’étonner : « faut-il du droit dans l’arche de Noë ? », le huitième retient particulièrement notre attention dans la mesure où il remet en lumière saint Yves de Tréguier (4) et lui fait jouer un rôle fondamental dans un « Tribunal céleste ». De quoi s’agit-il ?

Selon l’auteur, toute l’affaire a commencé par une Résolution de l’Association Internationale des juristes Catholiques, pour que soit entamée une procédure d’examen du caractère de procès équitable du jugement dernier, et, par la même occasion, de la nature des garanties offertes aux justiciables.

Assurément, aucun juriste chrétien ne peut rester indifférent à ce genre littéraire à la fois original et subtil; c’est pourquoi  la recension de ce débat judiciaire exceptionnel (I) revêt un  intérêt substantiel, en tout cas, il invite à la réflexion, voire à la discussion (II).

Première partie

Un débat judiciaire original et exceptionnel

Préliminaires…vers une résolution de l’Association Internationale des juristes catholiques

Pour mener à bien son projet, le bâtonnier de l’ordre des avocats de Lisbonne demanda audience auprès du cardinal Taviani, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi au Vatican. De façon inespérée, le prélat donna son accord, au nom de la Curie et du Pape. Toutefois, celui-ci balisa soigneusement la procédure et posa ses conditions : il serait entendu tout d’abord que la Commission qu’on allait mettre en place ne s’aventurerait pas sur le terrain proprement théologique, domaine réservé à la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Avant d’en débattre, il restait à définir la composition de la Commission, le type et la composition de la juridiction ainsi que le lieu de son siège.

 La Commission se composa de trois membres :

-le bâtonnier portugais, président de l’Association internationale des juristes catholiques et principal inspirateur de la Résolution ;

-un juriste représentant de la Curie, qualifié « d’avocat Pro Deo » (5);

-un représentant du point de vue opposé, désigné « l’avocat du diable ».

Le choix de l’instance chargée de recevoir les conclusions des parties et de trancher en dernier ressort, donna lieu à des discussions intenses, preuve du caractère délicat de cette affaire. Finalement sur arbitrage du Saint-Père lui-même, il fut décidé de demander au Très-Haut de se prononcer sur cette question.  Celui-ci ne se fit pas prier et annonça la mise en place d’un Tribunal céleste chargé de suivre les débats de la Commission et de prendre position.

(Selon le bâtonnier, le fait que le Tribunal soit présidé par un avocat et non par un procureur justicier comme l’archange Michel lui paraissait de bon augure…)

Les trois membres du Tribunal céleste furent désignés :

-La présidence fut confiée à saint Yves, « patron des avocats » (6); il sera assisté de deux juges assesseurs : l’archange saint Michel et saint Louis « dont on connaissait la grande expérience en matière judiciaire ».

Il restait à choisir le lieu des débats. Le cardinal avança les locaux du Vatican. Le bâtonnier s’orienta vers le palais de l’Unesco à Paris, pensant peut-être à donner une portée universelle à la future décision. Finalement, un compromis se dessina au profit de l’Academia Belgica à Rome dont les jardins communiquaient avec le parc somptueux de la villa Borghèse.

C’est au 1er novembre, fête de la Toussaint, suivie elle-même de la fête des morts, que s’ouvrirent les débats.

« Avec une simplicité caractéristique de ses origines bretonnes » explique François OST,  «saint Yves donna la parole au bâtonnier pour une mise en perspective du dossier.  L’écrivain philosophe ajoute : « l’archange Michel, embarrassé de sa grande épée, d’habitude flamboyante, semblait plutôt mal à l’aise ; quant à saint Louis, ses yeux mi-clos ne laissaient percer aucun sentiment ».

Statue de saint Yves, official, (bois polychrome), église paroissiale de Guerlesquin (29)

Après les remerciements d’usage dont il se plaisait à souligner le caractère historique, le bâtonnier s’attacha à évoquer la genèse de la Résolution.

Il se mit donc en devoir d’exposer au Tribunal céleste la conception du jugement dernier que partageaient ses auteurs. Il n’est pas aisé, disait-il, de s’en faire une idée précise au travers du dédale des textes pas toujours concordants. Deux points essentiels sont à retenir, soulignait-il. Tout d’abord, ce n’est pas un, mais deux jugements qu’il faut considérer. Le « jugement particulier » qui concerne chaque homme le jour de sa mort et qui débouche tantôt sur une épreuve de purification (le purgatoire), tantôt sur la béatitude éternelle, tantôt sur la damnation en enfer. Ce premier jugement est dit particulier ; il est immédiat et rétribue les âmes selon leurs œuvres.

Vient ensuite le « jugement dernier » qui coïncide avec la fin des temps et le second avènement du Christ (la parousie). Il s’agit cette fois d’un jugement collectif qui récapitule le destin de l’humanité et confère une portée solidaire à la décision, comme s’il n’y avait pas de salut purement individuel.

Dans un second point, le bâtonnier explique que ces deux jugements concernent tous les hommes chrétiens et non chrétiens, justes et pécheurs. Il est essentiel ajoute-t-il que nous nous mettions d’accord sur ces prémisses, car c’est sur la base de ces deux axiomes que la Commission a travaillé. Pouvons-nous nous accorder sur ces deux points ?

L’avocat du diable tint d’emblée à marquer ses réserves : il n’était pas question à ses yeux de porter atteinte à l’autorité de la chose jugée ; il ne se concevrait donc pas que des personnes condamnées au terme de leur jugement particulier fussent ensuite arrachées aux enfers à la fin des temps, une damnation éternelle, menaçait-il, ne se laisse pas découper en morceaux.

L’avocat pro deo tint, quant à lui, à préciser que si cette synthèse juridique ne comportait pas d’erreur doctrinale, elle manquait de souffle théologique qui seul pouvait conférer à l’économie du salut sa véritable portée, et notamment sa dimension d’espérance eschatologique (7).

Saint Yves, président du Tribunal céleste, d’un signe encourageant de la tête, engageât le bâtonnier à poursuivre.

Fort de ce soutien, l’avocat annonça deux jours d’exposés et de débats.

 

Saint Yves official rendant la justice. Détail d’un vitrail de l’église du Croisic (44)

La première journée fut consacrée aux aspects procéduraux de ces jugements ; la deuxième, sans empiéter sur les questions théologiques, porta sur les questions de fond (jugement ou pardon, nature et modalités de la peine, etc…)

Saint Yves intervint : « prenez votre temps, le Tribunal a, comme qui dirait, l’éternité devant lui… »

Saint Yves de Tréguier official. Vue partielle d’un vitrail de l’église paroissiale de Ste Pazanne (44)

A- Les débats de la première journée devant le Tribunal céleste

 

Chaussant ses lunettes et sortant de volumineux classeurs de sa valise, le bâtonnier entreprit d’exposer systématiquement les questions et objections qui agitaient aujourd’hui la communauté des juristes, au premier rang desquels les juristes catholiques, au regard des avancées significatives que les juridictions nationales et internationales avaient désormais imprimées au droit de la procédure civile et pénale.

Une question préalable se posait à cet égard : quel type de procédure ces deux jugements divins adopteraient-ils ?

 

a) La procédure inquisitoire (secrète et unilatérale) ou la procédure accusatoire (publique et contradictoire) ?

 

La Commission n’avait pu se mettre d’accord sur une proposition unanime à ce sujet.

L’avocat pro deo se déclarait partisan d’une habile synthèse des deux, gage d’ouverture interculturelle ;

L’avocat du diable s’était révélé un ardent partisan de la procédure inquisitoire. Il enjoignait les honorables membres du Tribunal à considérer avec le plus grand sérieux tous les bienfaits d’une procédure qui, en d’autres temps, avait produit d’aussi heureux résultats. Époque bénie où à la différence du laxisme d’aujourd’hui, l’hérésie était traquée et condamnée avec la plus grande fermeté. Seules les méthodes inquisitoriales sont de nature, soulignait-il, à sonder les reins et les cœurs et à conférer à la justice divine le sérieux qu’elle mérite.

Laissant ce point à la sagesse du Tribunal, le bâtonnier lui suggéra de trouver un compromis entre une phase d’instruction plutôt inquisitoire, suivie d’une phase de jugement à caractère accusatoire (8).

 

b) Les garanties du procès équitable, telles que définies notamment à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

 

-Le bâtonnier : Tout d’abord, l’impartialité et l’indépendance du Tribunal.

« Les justiciables trouvent dans ces principes la garantie que les juges appliqueront la loi de manière égale, précise à cet égard l’article 14.1 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Mais, se demandait le bâtonnier, comment concilier cette exigence avec le fait que la loi n’avait pas été annoncée à nombre d’hommes, tandis que d’autres, aussi nombreux, n’y avaient point adhéré ? »

-L’avocat pro deo : « Cette question est aussi ancienne que le christianisme lui-même, lorsque l’apôtre Paul réussit à conférer une portée universelle au message du Christ, alors que menaçait une récupération judaïque de celui-ci. Rappelez-vous : Galates 3-28, « il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme ».

-Le bâtonnier : « mais les auteurs de la Résolution s’inquiètent à juste titre des légitimes réactions des non-croyants à l’égard d’une procédure leur appliquant une loi qui leur est étrangère (9). Cet aspect est essentiel et mérite une mise au point de votre tribunal ».

-Saint Yves : « Maître, intervint le président du Tribunal céleste, le Tribunal vous fait observer que vous touchez ici des enjeux théologiques qui devraient demeurer en dehors de nos débats, je vous invite donc à vous en tenir aux enjeux procéduraux du jugement ».

Ne laissant rien apercevoir de sa contrariété, le bâtonnier poursuivit :

-Le bâtonnier : « J’y viens Monsieur le président. Pour l’essentiel, l’indépendance et l’impartialité du Tribunal s’entendent de l’absence de confusion entre celui-ci et les pouvoirs législatif et exécutif. Ils impliquent notamment que le magistrat ne soit pas juge et partie dans la même affaire, qu’il ne cumule pas les fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement, et encore qu’il n’ait pas connu de la même affaire dans l’exercice d’une autre fonction judiciaire. Or, il faut bien reconnaître, que dans notre cas, chacun de ces points soulève des problèmes épineux. Omniscient et omnipuissant, Dieu, source de la justice divine, cumule assurément les trois fonctions législative, exécutive et judiciaire au Royaume céleste. Au regard du droit canon, c’est lui aussi qui exerce successivement les fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement ; enfin, ayant prononcé le jugement immédiat qui concerne chaque homme en particulier, c’est encore lui, ou son substitut, qui prononce la sentence collective du jugement dernier ».

-L’avocat pro deo : « Je ne saurais souscrire à cette analyse. Il ne vient à l’esprit de personne, de mettre en cause l’impartialité et l’indépendance du Très-Haut. Celles-ci se présument jusqu’à preuve du contraire, et particulièrement lorsqu’il s’agit de celui qui est source de toute justice. Les propos que nous venons d’entendre sont hors de propos et à la limite du procès d’intention ».

– Le bâtonnier : « Loin de moi cette idée. Mais mon honorable confrère n’ignore sans doute pas la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme : il ne suffit plus de noter que le Tribunal est impartial, encore faut-il qu’il en donne les apparences. Convenez au moins que, sur ce point, les apparences sont contre vous. La Cour précise encore que, dans les cas où l’impartialité subjective du magistrat n’est pas en cause, encore faut-il qu’il en aille de même de l’impartialité objective de la justice qu’il rend, celle-ci étant fonction de l’organisation même de la juridiction. Or, comment ne pas être inquiet, lorsqu’il apparaît que la même instance, fut-elle divine, remplit simultanément les fonctions d’instruction, de poursuite et de jugement ? (10). Lorsque des cas pareils se présentent devant la justice humaine, il existe des possibilités de dessaisissement au profit d’une autre juridiction, mais, dans le cas de la justice divine, à quel saint va-t-on se vouer » ?

-L’avocat du diable : (à ce stade des débats, l’avocat du diable demande à son tour la parole pour faire, dit-il, une importante communication). « Conscient de la réalité du problème et des légitimes inquiétudes de la communauté des juristes, même les mieux intentionnés, dans le souci aussi de la légitimité de la justice céleste, l’Office que j’ai l’honneur de représenter m’a chargé d’une offre de solution. Je me propose en effet de me charger à l’avenir de la mise en état du dossier et de la mission d’accusation. Qui en effet, de mieux placé que le diable lui-même pour éclairer le Tribunal sur les turpitudes des âmes humaines ; n’en est-il pas lui-même l’inspirateur » ?

Saint Yves : (Saint Louis, sorti de sa torpeur apparente, se penche vers le président et lui souffle quelques mots à l’oreille). « Le Tribunal vous donne acte de cette proposition ». Poursuivez Monsieur le bâtonnier ».

 

c) La présomption d’innocence et le droit au silence du prévenu ou de l’accusé.

 

Le bâtonnier : « Un autre volet de la Résolution que j’ai l’honneur de défendre devant le Tribunal concerne ces droits fondamentaux » explique le bâtonnier, « impliquent que le doute profite à la personne mise en accusation ; mais peut-on imaginer que Dieu lui-même se mettre à douter ? Elles impliquent aussi le droit pour l’accusé de ne pas répondre aux questions et de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même. Mais, ici encore, on peut se demander ce qui reste de ces garanties, dès lors que, comme chacun sait, rien n’échappe au Grand Juge ».

-L’avocat pro deo : (très énervé) « Mais, toutes ces modalités valent pour les juridictions ordinaires, affectées des faiblesses des hommes, mais ne perd-on pas de vue que nous sommes ici en présence du jugement de Celui qui est à la source de toute justice » ?

-Le bâtonnier : « Ah, nous y voilà ! voilà le piège, voilà le danger mortel : éluder les garanties par la mise en place de juridictions extraordinaires. Mais, mon cher confrère, vous n’ignorez pas que nos constitutions prohibent avec la plus grande fermeté l’érection de juridictions spéciales, source d’une justice à deux vitesses (11). Le propre des droits fondamentaux est de s’imposer partout en toutes circonstances ; je dirais même que c’est quand la crue menace que les digues sont le plus nécessaires. La justice divine ne devrait-elle pas, sur ce point, comme sur les autres, se montrer particulièrement exemplaire ?

« Ceci m’amène à aborder l’important chapitre des droits de la défense qui ont fait l’objet d’approfondissements bienvenus au cours de ces dernières décennies ».

 

d) Les droits de la défense

 

-Le Bâtonnier : « On y associe désormais le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, le choix de son défenseur de son choix, le droit de présenter tout moyen de preuve et de contester les preuves avancées par l’accusation.

Le justiciable a également le droit à la protection de sa vie privée ; or, ici, comment garantir, je vous le demande le secret de la correspondance et des échanges téléphoniques, l’intégrité du domicile, le secret professionnel ? Et si on prend en considération le jugement particulier dont j’ai parlé, procès qui intervient au lendemain du décès du prévenu, et sans même parler du jugement dernier qui aura lieu plus tard, on se perd en conjectures sur ces modalités d’organisation et la possibilité de satisfaire à ces exigences élémentaires.

Comment honorer le principe « d’égalité des armes » dans des circonstances aussi particulières et face à un juge omniscient et omnipotent ?

Il s’impose aujourd’hui en ce début de XXIe siècle, qu’une procédure moins primitive et plus respectueuse des formes de la justice soit proposée aux hommes de notre temps. Le Tribunal peut être assuré que les barreaux mettront leur point d’honneur à collaborer à des réformes aussi exaltantes ».

-L’avocat du diable : « Eh bien, on n’est pas sorti de l’auberge, je vous promets bien du plaisir ». (ironique et jetant un regard faussement compatissant en direction de l’archange Michel) .

-L’avocat pro deo : « Mais vous perdez de vue que le Tribunal peut décider le huis clos lorsque l’intérêt de la moralité ou la protection de la vie privée l’imposent ».

-Le bâtonnier : « Sans doute, mais ces conditions sont d’interprétation restrictive. Tout cela ne manque pas de poser des questions à vrai dire abyssales, surtout en ce qui concerne le jugement dernier. Comment organiser la publicité d’un tel jugement universel ? Et puis aussi, comment garantir le délai raisonnable du jugement dernier alors que certains justiciables, morts depuis des siècles, attendent d’être définitivement fixés sur leur sort ? Comment pourraient-ils assurer efficacement leur défense au terme d’une période aussi longue ? La mémoire divine est infaillible, mais il n’en va pas de même de celle des hommes ; quant aux éléments de preuve, ils auront disparu depuis longtemps. Et en ce qui concerne les justiciables logés au purgatoire, comment respecter le prescrit des articles relatifs aux détentions provisoires commandant d’être « aussitôt traduits devant un juge » ?

-L’avocat du diable : « Je demande au Tribunal d’acter l’objection préalable que j’ai déjà eu l’occasion de formuler. Il ne se conçoit pas que des damnés dont j’ai la garde soient soustraits à la juste peine qui leur est infligée, la justice divine en perdrait toute crédibilité ! »

(Les heures passaient et la fatigue, sinon l’énervement gagnaient jusqu’aux saintes personnalités qui composaient le Tribunal.)

-Saint Yves : « Il se fait tard, ne pourrions-nous pas conclure pour aujourd’hui ? »

Saint Yves official, statue en bois polychromé. Retable de l’église de Plonevez-du-Faou (29)

Le bâtonnier : « J’en termine sur les aspects proprement procéduraux Monsieur le Président. Il m’est impossible de ne pas évoquer une dernière garantie essentielle du procès équitable ».

 

e) L’exigence de motivation et le double degré de juridiction

 

-Le bâtonnier : « Si rien n’est impossible à Dieu, et qu’on conçoit la possibilité de bénéficier d’un jugement complètement motivé pour chacun des vivants et des morts qui seront passés en jugement le « jour du Seigneur », comme disent les saintes écritures, en revanche, le double degré de juridiction semble poser un problème insoluble : à quelle instance supérieure un jugement divin serait-il susceptible d’être déféré » ?

-L’avocat pro deo : « Faux problème !!! Il suffit de songer aux décisions des cours d’assises, qui sont pourtant amenées à prononcer les peines les plus lourdes dans les cas les plus graves. Jusque très récemment elles n’étaient pas susceptibles de recours et ne s’accompagnaient pas de motivation. Les jurés se prononçaient en leur âme et conscience. Prétendra-t-on que ce qui est possible aux justiciables ordinaires ne l’est pas au Créateur lui-même » ?

Le bâtonnier : « Loin de moi cette idée, mais comme vous le rappelez du reste vous-même, il se fait que les progrès de la conscience juridique conduisent aujourd’hui à étendre les droits fondamentaux jusqu’en ses confins ultimes de la justice des hommes. Je vous retourne donc l’argument : prêterait-on à Dieu moins de souci du procès équitable qu’à ses créatures ?

Tout est là Monsieur le Président, ainsi est résumé l’enjeu essentiel de la question soumise à la sagesse de votre Tribunal.

J’en ai terminé pour aujourd’hui, me proposant d’aborder demain les questions de fond évoquées par la Résolution. J’ai dit ! »

Saint Yves : « Reprise des débats, demain à 10 H 00 ».

Saint Yves official. Statue en bois polychrome de l’église de Lanmeur (29)

 

B- Les débats de la seconde journée devant le Tribunal céleste

 

Cette seconde journée de débats devant le tribunal céleste porta sur le fond du jugement dernier. Les juristes catholiques, par la voix du bâtonnier s’interrogèrent sur la nature de ce jugement et ils exprimèrent leurs inquiétudes face aux ambiguïtés des textes anciens.

 Saint Yves : « L’audience est ouverte. Monsieur le bâtonnier, vous avez la parole » !

Le bâtonnier : « Hier, j’ai eu l’honneur d’aborder la question du jugement dernier sous un angle disons, formel et procédural, prenant au sérieux la tradition qui évoque les institutions, les rituels et les critères de la justice divine. Aujourd’hui, je souhaite traiter la question sous un angle qui interroge le sens même de cette justice. Car enfin, vous m’accorderez qu’une incertitude majeure subsiste, génératrice de bien des inquiétudes, quant à la nature même du geste que désigne cet ultime jugement. De quoi le « jugement dernier » est-il le nom ? D’un texte à l’autre, parfois d’un passage à l’autre d’un même texte, le lecteur est renvoyé à des réponses différentes, voire opposées ».

 

 a) S’agit-il d’un jugement, impliquant son lot de condamnation, ou plutôt de pardon, voire d’amnistie générale ?

 

Le bâtonnier : « Tout se passe comme si, depuis déjà les écrits des prophètes d’Israël, deux traditions se croisaient, soufflant l’eau et le feu, agitant d’un côté la menace de l’enfer, laissant planer l’espoir d’une rédemption générale. Certes, on pourrait soutenir qu’une certaine évolution historique se dégage, des textes les plus anciens aux écrits plus récents, du juridisme ombrageux des prophètes à l’optimisme prosélyte des apôtres ; un mouvement qui, après avoir évoqué la colère d’un Dieu vengeur, annoncerait désormais l’imminence d’une rémission universelle des fautes. »

 

b) L’identité du juge suprême : Dieu le père ou Jésus, son fils ? Le Dieu de l’Ancien Testament, ou le Christ rédempteur ?

 

-Le bâtonnier : « Si la majorité des textes (Actes des apôtres notamment), laisse penser qu’il s’agit de Jésus, un texte au moins laisse entendre que les apôtres eux-mêmes seront associés aux audiences du Tribunal Suprême : « quand le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (St Matthieu, 19,28). Vous conviendrez que ces variations laissent planer des doutes qui ne sont pas compatibles avec la sécurité juridique attendue d’une bonne justice. »

-L’avocat pro deo : « Mais enfin, Maître, vous n’ignorez tout de même pas que ce texte a une portée métaphorique et qu’il ne doit pas être entendu au pied de la lettre ! »

-Le bâtonnier : Alors il faut qu’on m’explique quels versets doivent être pris au pied de la lettre, et quels autres au sens métaphorique ! Non, c’est vraiment trop facile, quand un texte vous arrange, on le sacralise et quand il vous dérange, on le déclare métaphorique. Non, et non, la règle juridique ne s’accommode pas de la licence poétique. On m’a toujours appris aussi que la Bible faisait un tout ; lui enlever une seule lettre conduit à la dénaturer entièrement.

-L’avocat du diable : « Bien parlé ! »

Saint Yves : « Poursuivez, Maître, et revenez à votre objet principal. Mais je vous rappelle aussi que vous vous étiez engagé à ne pas déborder sur les aspects théologiques, or, ici, vous frôlez la limite ».

-Le bâtonnier : « Merci, Monsieur le Président. Croyez bien que je m’efforce de ne pas empiéter sur ce domaine qui n’est pas celui des juristes, mais la chose n’est pas aisée, dès lors que l’on parle de « jugement », et cela dans des sens parfois très étrangers à ceux auxquels les serviteurs de la loi sont accoutumés. Je reviens donc aux deux lignes d’interprétation que la Résolution croit pouvoir dégager des textes :

-Jugement (et, au moins pour certains, condamnation),

-Rédemption et pardon.

(…) Le thème du jugement est le plus ancien et le plus constant. Si jugement ne signifie pas nécessairement condamnation, il serait cependant trompeur de taire cette dimension bien présente jusque y compris dans les Évangiles ».

-L’avocat du diable : « Très juste ! »

 -Le bâtonnier : (poursuit et énumère une série d’exemples opposés…)

« -Le créancier impitoyable, livre aux tortionnaires son domestique qui n’a pas pardonné à son propre débiteur (St Matthieu, 18, 23) ;

-Le moissonneur brûle l’ivraie qui s’était mêlée au bon grain (St Matthieu, 13, 24) ;

-Le maître du festin jette dehors les malfaisants, là seront les pleurs et les grincements de dents (St Luc 13,22) ;

-Allez-vous en, loin de moi, maudits au feu éternel (St Matthieu 25,41-46) ;

-Craignez dans la géhenne à la fois l’âme et le corps (St Matthieu 10,2-8) ;

-La colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété (St Paul, épître aux Romains).

Le bâtonnier poursuit avec les exemples de textes faisant référence à la rédemption et au pardon :

-Jésus nous libère de la colère qui vient (St Paul, Thessaloniciens, 6-10) ;

-Le Fils de l’Homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre (St Luc, 5, 17-26) ;

-Tous ont péché, et ils sont pardonnés par la faveur de sa grâce en vertu de la rédemption accomplie par le Christ Jésus (St Paul, épître aux Romains, 3, 23). »

Je suis désolé de citer tous ces textes devant votre saint Tribunal qui les connaît mieux que personne, mais vous devez connaître notre embarras à nous qui ne disposons pas de vos lumières. La gêne gagne d’ailleurs les clercs eux-mêmes et se trahit parfois dans des artifices de traduction : Juger, condamner ou pardonner ? »

 

 c) S’agit-il de juger, condamner ou pardonner ?…

 

Le Bâtonnier : « Je prends l’exemple de la Bible de Jérusalem, au fameux verset 17 du chapitre 3 de l’Évangile de St Jean. On y lit :

« Car Dieu n’a pas envoyé son fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui ».

Or, vérification dans le texte grec, c’est verbe KRINEIN qui est utilisé. C’est donc KRINEIN qui veut dire JUGER, et pas KATAKRINEIN, ce qui veut dire condamner.

Une traduction plus fidèle du texte serait donc : « Dieu n’a pas envoyé son fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui ».

De toute évidence, les traducteurs ont tenté de concilier les deux traditions en substituant « condamner » à « juger ». Il y aurait bien jugement, mais un jugement largement bienveillant, assurant le salut à tous ceux qui seraient disposés à accueillir la bonne nouvelle. »

(Le bâtonnier fait une pause, conscient d’avoir marqué un point important. Un ange passe, si on peut dire, et il est difficile de savoir s’il est céleste ou diabolique).

 

 d) La Résolution opte pour le dépassement définitif du thème de la colère et de la condamnation, et même, pour le rejet de toute espèce de jugement.

 

Le bâtonnier : « Monsieur le Président, la Résolution dont je suis ce matin le porte-parole ne se borne pas à pointer ces tensions et ces contradictions, elle plaide résolument en faveur de la seconde interprétation et invite les autorités à opter franchement en faveur du dépassement définitif du thème de la colère et de la condamnation.  Et cela d’autant que, sous-jacente à la seconde interprétation, court aussi un thème plus discret, mais plus radical encore, un motif qui s’analyse comme un rejet, un dépassement en tout cas de toute espèce de jugement. »

Le bâtonnier cite plusieurs exemples de textes :

– « N’entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant n’est justifié devant toi » (Psaume 142-2) ;

– « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugé » (St Matthieu 7, 1 ; Luc 4, 24) ;

« Et puis Jésus lui-même, tout au long de sa vie publique, ne s’est-il pas toujours gardé, malgré les sollicitations, de jouer le rôle de juge ; ainsi lorsqu’on lui demande de trancher une querelle d’héritage, il répondra : « Qui m’a établi pour être juge ou chargé de partage ? » (St Luc 12, 14).

« Tous ces textes, et le mouvement même qui traverse les Évangiles, ne devraient-ils pas nous inciter à abandonner définitivement les menaces de l’enfer et à parler du salut, aux hommes d’aujourd’hui, dans un langage plus mobilisateur ? Voilà une question que nous posons ».

-L’avocat pro deo : « Je tiens à formuler une déclaration officielle au nom de l’Office qui m’a désigné. Je salue la bonne volonté de mes confrères à l’origine de la Résolution, dont Monsieur le bâtonnier vient de nous résumer l’essentiel. Leur bonne foi ne peut être mise en doute ; cependant la lecture qui nous a été faite des textes sacrés, amputée de son inspiration théologique, a nécessairement pour effet d’en dénaturer largement la portée. Hier, nous sombrions dans les arguties juridiques, aujourd’hui nous agitons des textes sans le moindre souci de conciliation, qui pourtant caractérise depuis toujours l’herméneutique (12) des textes sacrés. Il en résulte que le doute, la chicane, les sophismes (13) menacent, là où, au contraire, se fait entendre le souffle puissant d’une espérance eschatologique ».

« Loin d’être incompatibles, jugement, condamnation et pardon vont ensemble ; ce que dit la tradition, c’est que tout homme sera jugé selon ses œuvres, individuellement d’abord, collectivement plus tard. Mais le sacrifice du Sauveur a changé la portée de ce jugement : le pardon est désormais généreusement offert, comme les places du festin du Royaume, à tous ceux qui ne se dérobent pas à l’invitation. Pour les autres, bien entendu, ce sera l’échec et donc le désespoir ; « on ne se moque pas de Dieu, écrit St Paul en Galates 6,7, car ce que l’on sème, on le récolte ».

« Avant la Rédemption, prévalait l’instance du jugement, un jugement classique, avec salut pour les fidèles et condamnation pour les pécheurs ; après la rédemption, tout s’inverse : ce qui est premier, c’est l’annonce du salut ; ceux qui en acceptent la nouvelle sont assurés d’être les invités de la maison du Père, et ce n’est que pour ceux qui persistent dans le refus qu’il y a jugement, et éventuellement condamnation ».

« En conclusion, il me revient de prier respectueusement le Tribunal de rassurer les auteurs de la Résolution en proposant une lecture du jugement dernier, qui, sans nier la perspective d’une possible damnation, en donne une version positive, conforme au langage d’aujourd’hui, et qui, du reste, ne ferait que renouer avec l’espérance suscitée par la Grâce qui s’annonce ».

(Assez satisfait de sa prestation, l’avocat pro deo s’est rassis, tandis que l’avocat du diable demande à son tour la parole).

-L’avocat du diable : « Rassurez-vous, je serai bref. Je suppose que vous n’attendez pas de moi une nouvelle exégèse des textes. Les débats de ces deux derniers jours témoignent à suffisance de leur ambiguïté, sinon de leur duplicité.

« Or, la vérité est pourtant simple : les hommes sont mortels, et le combat entre le bien et le mal est aussi vieux que le monde. L’ordre des choses repose sur cette tension. Vous pouvez le repeindre en rose tant que vous voudrez, vous ne convaincrez que les naïfs. Espérance, salut, rédemption, grâce, jamais n’aboliront le mal et le péché.

« L’enfer est donc une nécessité ontologique ; la stabilité de l’ordre du monde repose sur lui aussi bien que sur le ciel et ses églises.

« Ouvrir maintenant à tous vents, les portes du paradis, serait, vous vous en doutez bien, donner libre cours à tous les abus, aucun frein ne retiendrait plus la licence. Et puis aussi, que resterait-il de la sécurité juridique et des droits acquis de tous ceux qui, depuis des millénaires, se sont conformés aux contraintes qu’impose ce grand partage ? Que resterait-il de la confiance légitime qu’ils ont placée dans les autorités qui s’en présentent comme les garants ?

« Dans ces conditions, je demande au Tribunal de rejeter les conclusions de la Résolution. Je suis sans doute moins diplomate que mon confrère pro deo, mais, en définitive, nos conclusions se rejoignent ».

Saint Yves : « Monsieur le bâtonnier, souhaitez-vous ajouter quelque chose » ?…

-Le bâtonnier : « L’heure est avancée, je ne voudrais pas abuser de la patience du Tribunal. Mais je ne puis m’empêcher de rester songeur face à cette étrange convergence des conclusions de mes deux estimés confrères. Que cache donc cet attachement au statu quo ? D’où vient cette frilosité ? N’est-ce pas toujours la même condescendance des gardiens du temple, la même assurance tranquille des docteurs de la loi à laquelle fait pendant le cynisme de leurs adversaires ? Or, que fait Celui-là même dont ils se réclament ? Il dîne avec les publicains, il fraternise avec la prostituée, il met au défi ceux qui n’ont jamais péché de leur lancer la première pierre ? J’ose croire que le Tribunal se laissera inspirer par la force de cet exemple plutôt que par la résignation désespérante à laquelle l’invitent mes confrères. J’ai dit ! »

Saint Yves : « L’affaire est mise en délibéré. Rendez-vous demain matin, dix heures, pour le prononcé de l’Avis du Tribunal … »

Statue de saint Yves official. Église Saint Yves de Louannec (22)

Le lendemain matin, la tension était palpable au moment où saint Yves entama la lecture de l’Avis rendu par le saint Tribunal). Celui-ci, fort bref, était ainsi conçu :

 

C – Le verdict :

 

« Après en avoir délibéré, le Tribunal céleste établi pour rendre un Avis sur l’opportunité d’avoir à modifier l’enseignement relatif au jugement dernier décide que :

*Quant aux aspects procéduraux évoqués dans la première partie de la Résolution, il paraît opportun de débarrasser désormais l’idée de jugement dernier de toute connotation juridique, celui-ci devant s’entendre dans un sens anthropologique et théologique, comme la rencontre entre l’homme et son Créateur, le moment où se dévoile la vérité de l’existence de chacun.

*Quant aux questions soulevées dans la deuxième partie de la Résolution, le Tribunal s’estime incompétent pour en connaître, en raison même de leur caractère fondamental, et décide de poser une question préjudicielle à l’Autorité suprême dont il émane. Il ajoute cependant que, par deux voix contre trois, il recommande au Très-Haut l’abandon de toute terminologie évocatrice de jugement, de colère et de condamnation.

En conséquence de quoi, l’affaire est mise en continuation.

Donné à Rome, le 3 novembre de l’an de grâce 2018 ».

 

Deuxième partie

Discussion (Disputatio)

 

Préliminaires

Rapprocher et parfois chercher à concilier les concepts du droit positif contemporain à l’eschatologie cosmique, c’est-à-dire aux textes relatifs à la fin des temps et au jugement dernier ou encore à la destinée de l’âme post mortem, tel semble avoir été l’objectif du philosophe et juriste François OST. L’originalité de la démarche de l’auteur consiste à interpréter des textes sacrés dans une sorte d’herméneutique théologique tout en les confrontant aux grands principes de droit du XXIè siècle. Ces derniers sont en quelque sorte les fruits d’une lente évolution du renforcement des droits de l’homme et plus précisément des garanties offertes aux citoyens devant la Justice des hommes. À l’évidence, cette humanisation judiciaire apparaît aujourd’hui en décalage avec la Justice divine annoncée dans les textes sacrés dont la clarté laisse parfois à désirer et la réalisation effective particulièrement ambigüe, voire impossible.

En corollaire, l’auteur est manifestement animé par le souci pédagogique du professeur. Il est vrai que sa pédagogie est efficace car elle ne manque pas de surprendre, d’interpeller et de captiver l’esprit du lecteur. Elle donne à réfléchir. De même, elle ne manque pas de rappeler la « disputatio » de la scolastique chère aux clercs du XIIIè siècle où chaque participant de la scène judiciaire jouait le rôle qui lui était confié et soutenait au besoin son argumentation en ayant largement recours au sophisme. Le débat théâtral n’en était que plus attrayant. Force est de constater que les acteurs-débatteurs contemporains, qu’ils soient avocats ou magistrats du parquet ont parfois avec plus ou moins de bonheur, fait leur miel de la comédie judiciaire des temps anciens. En effet, l’audience juridictionnelle devient le lieu d’un combat où chacun mesure s’affronte à coups d’arguments opposés. Il convient aussi de persuader et de convaincre par tous moyens le tribunal. Mais pour ce faire, il faut en même temps détruire les arguments de la partie adverse, en démontrer la faiblesse et la fausseté, voire, abattre celui ou celle qui en est le porte-voix.

Le cours donné par le professeur François OST se remarque aussi bien au regard des grands principes du droit et notamment des garanties offertes aux justiciables qu’au regard des textes sacrés et bibliques relatifs au jugement dernier : « il reviendra juger les vivants et les morts… »

Au demeurant, la leçon de droit semble s’adresser bien plus aux étudiants en droit et à l’ensemble des juristes qu’au grand public. L’enseignant énumère en effet les principes fondamentaux en matière de garanties des droits humains devant la Justice. Cette énumération est quasi-exhaustive et chaque rubrique est subtilement choisie pour en montrer le contraste et la difficulté d’application avec les textes sacrés du jugement dernier :

On s’interroge tout d’abord sur le type de procédure à adopter devant le tribunal céleste :

-la procédure inquisitoire jugée pas assez protectrice pour les droits humains est écartée ; le bâtonnier suggère une procédure mixte, inquisitoire dans une première phase (instruction) et accusatoire dans la phase de l’audience (publique et contradictoire). De son côté, l’avocat pro deo avait proposé une synthèse des deux types de procédures, « gage d’une ouverture interculturelle ». C’est précisément le type de procédure adopté par la France.

-Puis, sont évoquées successivement, les garanties d’un procès équitable telles que définies par l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme (CEDH), la présomption d’innocence et le droit au silence des prévenus et accusés, les droits de la défense et l’exigence de la motivation des décisions, ainsi que le double degré de juridiction…

Décidément, l’application des garanties contemporaines parurent alors vraiment incompatibles… sauf au bâtonnier qui, malgré l’opposition de l’avocat pro deo et celle parfois narquoise de l’avocat du diable, plaida sa cause avec une belle énergie.

La composition des membres du tribunal céleste mérite un examen particulier.

 

A – La composition des membres du tribunal céleste

 

Selon François OST, auteur de ce débat judiciaire singulier, « le choix de l’instance chargée de recevoir les conclusions des parties et de trancher en dernier ressort, donna lieu à des discussions intenses, preuve du caractère délicat de cette affaire ». Finalement « sur arbitrage du Saint-Père lui-même, il fut décidé de demander au Très-Haut de se prononcer sur cette question.  Celui-ci ne se fit pas prier et annonça la mise en place d’un Tribunal céleste chargé de suivre les débats de la Commission et de prendre position ».

Sans doute fin connaisseur de la Bretagne et plus spécialement du rayonnement de son grand saint, le juriste belge offrit une place de choix à saint Yves de Tréguier en le faisant désigner par le Très Haut, soit Dieu lui-même, à la présidence du tribunal céleste. Cette heureuse désignation souligna l’immense marque de confiance accordée par le Très Haut au Saint-Patron des juristes. Avouons-le, il y a de quoi de rendre fiers tous les Bretons et l’ensemble des juristes.

L’importance de la préférence accordée à Yves de Tréguier est encore soulignée avec le choix des juges assesseurs du tribunal céleste. Non seulement saint Yves dans sa vie sa vie terrestre n’a pas connu les ors, les pouvoirs et les honneurs du royaume de France, tels que saint Louis a pu en bénéficier, mais aussi il est le plus jeune. De même, le chef de la milice céleste et qui vit au royaume de Dieu depuis la nuit des temps, l’archange saint Michel, n’a obtenu que le rang de juge assesseur dans cette collégialité.

Petite entorse à la connaissance d’Yves de Tréguier, François OST a écrit que « le fait que le Tribunal soit présidé par un avocat et non par un procureur justicier comme l’archange saint Michel paraissait de bon augure au bâtonnier… » Or, comme nous le savons et allons le vérifier  à travers les trois courtes biographies présentées ci-dessous, Yves de Tréguier a principalement été un Official, soit un juge ecclésiastique, et plus accessoirement un avocat.

Désormais, il est temps de rappeler la personnalité des trois juges du tribunal céleste :

-le président Saint Yves de Tréguier ;

-le premier assesseur Saint Louis ;

-le second assesseur, l’archange St Michel.

 

a) Saint Yves de Tréguier… (Vers 1250-1303)

 

Le pardon de Saint Yves qui a lieu chaque année au mois de mai en souvenir de la mort du saint breton le 19 mai 1303, témoigne d’une popularité hors du commun. En effet, le pardon de Tréguier rassemble chaque année plusieurs milliers de personnes attachées aux traditions. Les avocats, les magistrats, les professeurs de droit et autres juristes, revêtus de leur robe professionnelle, y participent avec ferveur pour honorer leur saint patron.

Ce que nous savons de la vie du saint Yves résulte de l’enquête de canonisation réalisée en 1330 ; les dépositions laissées par les 243 témoins entendus ont mis en relief la vie chrétienne d’Yves de Tréguier, et plus indirectement, son rôle en qualité d’étudiant, d’official, c’est-à-dire de juge ecclésiastique et d’avocat des pauvres.

Représentation de saint Yves par le peintre flamand Rogier Van der Weyden (1399-1464). Tableau exposé à la National Gallery de Londres.

Issu d’une famille de la petite noblesse bretonne, Yves est né en 1250 au manoir de Ker Martin, à Minihy, village situé près de Tréguier. Yves fit ses études à Paris au sein de la toute jeune université qui venait d’être créée et où enseignaient les maîtres les plus prestigieux de l’Occident Chrétien : Albert Le Grand, Thomas d’Aquin et Bonaventure. Après des études plus que brillantes pour l’époque, force est de reconnaître que le jeune clerc aurait facilement pu prétendre à de hautes fonctions lucratives ; tout au contraire, il fit le choix de l’ascétisme, de l’humilité et de la charité. Assurément, ses modèles furent St Martin de Tours et St François d’Assise ; on peut aussi imaginer que son contemporain, le roi Louis IX, le futur saint Louis, exerça par son exemple, une influence sur ses orientations juridiques.  Les fonctions qu’il assura, celles d’Official, (juge ecclésiastique), n’étaient probablement pas des plus faciles. On les lui confia parce que sa réputation d’homme intègre épris de justice, s’était largement répandue de Paris à Tréguier, en passant par Orléans puis Rennes. Parallèlement, l’ami des pauvres et des déshérités se fit aussi leur ardent défenseur devant les diverses juridictions du Moyen Âge. Avocat talentueux, il fut sans doute avant l’heure, le promoteur de l’assistance judiciaire gratuite, plaidant ainsi « gratis pro deo ». Enfin, malgré ses fonctions juridictionnelles prenantes, Yves fut nommé successivement recteur de Trédrez puis de Louannec, (Côtes d’Armor).

De nombreux témoignages de l’enquête de canonisation de 1330, ont mis en relief ses exceptionnelles qualités de juge, cherchant toujours à ramener la paix et la concorde entre les parties. Il fut en quelque sorte le parangon d’une justice humaine (14).

Celui qui fut son précepteur, Jean de Kerhoz, déclara aux commissaires-enquêteurs : « Dom Yves fut un homme très juste. Je l’ai vu official de l’archidiacre de Rennes et, par la suite, official de l’évêque de Tréguier. Il s’est comporté dans ces fonctions d’une manière sainte et juste, rendant à chacun la justice rapidement sans faire de choix ni de différence entre les personnes. Les parties qui lui soumettaient leurs litiges, et les autres, quels qu’ils fussent, qui avaient entre eux un différend, il les ramenait à la paix et à la concorde ». (…) « Dom Yves fut bon et sensible à la pitié. En effet, il plaidait en justice pour les pauvres, les mineurs, les veuves, les orphelins et toutes les autres personnes malheureuses ; il soutenait leurs causes ; même sans être demandé il s’offrait à les défendre, si bien qu’on l’appelait l’avocat des pauvres et des malheureux ».

Représentation de saint Yves official entre la veuve et l’orphelin. Partie centrale d’un triptyque peint par le peintre flamand Josse Van der Baren (1550-1614).

Yves Suet, clerc de la Roche-Derrien et Hervé Fichet, clerc de Pommerit-Jaudy qui partagèrent la vie d’étudiant d’Yves à l’université de Paris, confirment les déclarations de Jean de Kerhoz : « Dans ses fonctions juridictionnelles, il se comportait en homme de bien, avec justice et bonté. Dom Yves était gratuitement le défenseur et le protecteur des veuves, des orphelins, des mineurs et des autres malheureuses personnes. (…) dans ces fonctions, nous l’avons vu rendre la justice à chacun. Il poussait ceux qui lui présentaient leurs différends à la paix et à la concorde, et il les y amenait ».

Noble homme, Jean de Pestivien, chevalier, seigneur du même lieu, ne dit pas autre chose : « Dom Yves fut un homme très savant et très cultivé. Il a été official de Tréguier, et il s’est comporté dans cette fonction d’une manière admirable et digne de louange, amenant les plaignants à la paix et à la concorde, rendant rapidement à chacun à la justice. Il s’offrait à défendre gratuitement le droit des pauvres, des orphelins, des veuves et des autres personnes malheureuses, même sans être sollicité ».

Yves de Tréguier est mort au manoir de Ker Martin, en 1303, après une vie de privations et de mortifications. Il fut inhumé dans la cathédrale de Tréguier, là où se dresse toujours son tombeau. Ce sera, dit-on, tout de suite un des plus grands lieux de pèlerinage de la Bretagne et l’une des étapes les plus recherchées du célèbre Tro Breizh au Moyen Âge. Il est vrai que la commune renommée prétendait que des miracles s’y produisaient ; des guérisons inexpliquées étaient constatées à diverses reprises. Alors, partout, non seulement en Bretagne, mais aussi en France, ce ne fut qu’un cri : il faut demander la canonisation de Dom Yves.

En 1330, le pape Jean XXII ordonna l’ouverture d’une enquête (inquisitio). Les commissaires enquêteurs entendirent près de deux cent cinquante témoins. Compte tenu des retards engendrés par la guerre de cent ans, ce n’est que dix-sept ans plus tard, que le pape Clément VI déclara le 19 mai 1347 depuis Avignon, la sainteté d’Yves de Tréguier.

Comme le voulait la tradition, les reliques de Saint Yves furent dispersées et son culte se développa tant en Bretagne que dans les pays voisins. Aujourd’hui encore, dans toutes les paroisses bretonnes et notamment dans les départements de la Basse-Bretagne, on ne trouve aucun lieu où le culte du plus grand saint de Bretagne n’est ignoré.

Saint Yves official entre le riche et le pauvre. Église Saint Yves de Minihy-Tréguier (22).
b) Saint Louis (Louis IX) … (1214-1270)

 

Fils du roi de France Louis VIII « Le Lion » (1187-1226) et de Blanche de Castille (1188-1252), Louis IX est né le 25 avril 1214 à Poissy. Il est également le petit-fils du roi Philippe Auguste.

En 1225, soit un an avant sa mort, Louis VIII établit son testament afin d’assurer sa succession : c’est à son fils aîné, Louis, que sera destinée la couronne royale. En 1226, Louis IX n’a que 12 ans, alors, mère pieuse et attentionnée, Blanche de Castille assure la régence jusqu’à la majorité du jeune Louis. Cependant, Louis IX associa souvent sa mère au gouvernement du royaume, lui confiant même durant la septième croisade, de 1248 à 1252, pour la seconde fois la régence du royaume.

En 1234, Louis IX épousa Marguerite de Provence ; il venait d’avoir 20 ans.

Saint Louis (roi Louis IX), médiateur entre le roi d’Angleterre et ses barons. Huile sur toile de Georges Rouget (1820), Château de Versailles.

Ce que nous savons de Louis IX, « roi pieux, humble et charitable », nous le savons grâce aux témoignages de ses biographes, notamment à Joinville, ((1225-1317), sénéchal de Champagne, auteur de l’ouvrage célèbre : « Le livre des saintes paroles et des bons faiz nostre saint roy Looÿs », ouvrage passé à la postérité sous l’appellation de « L’histoire de Saint Louis ». Autre biographe substantiel, Guillaume de Saint-Pathus, dans son ouvrage consacré à « La vie et miracles de saint Louis » a mis en lumières les nombreuses qualités de ce souverain exceptionnel qui après une première éducation religieuse reçue de sa mère, Blanche de Castille, avait été l’élève studieux des frères prêcheurs dominicains. D’ailleurs, toute sa vie, Louis IX sera entouré des frères mendiants, tant dominicains que franciscains.

Son extrême humilité est confirmée par d’autres chroniqueurs d’époque, à l’instar de Guillaume de Nangis, dans sa « Vie de Saint Louis » : (…) Chaque samedi, il était accoutumé à laver les pieds en secret à trois hommes, les plus pauvres et les plus anciens, que l’on pouvait trouver dans le lieu où il était, il le faisait très humblement et dévotement, à genoux, puis il leur essuyait les pieds et les baisait avec humilité ; après cela il leur lavait les mains, puis les embrassait et leur donnait à manger ; il les servait lui-même et leur faisait donner une certaine somme d’argent.

Louis IX assistait à l’office religieux chaque matin et partageait la vie austère des moines lorsqu’il résidait à l’abbaye de Royaumont, monastère auquel il a directement et manuellement participé à la construction. Lors de ses nombreux séjours dans ce monastère, Louis vivait comme un moine. Il assistait à tous les offices, aux lectures, partageait leurs prières et leurs repas. Ses chroniqueurs émerveillés, le virent même à genoux devant un moine lépreux auquel il servait à manger avec dévouement et affection.

Louis se préoccupait aussi personnellement du sort des miséreux et des malades, comme le rappelait Joinville : (…) Le roi fut si large aumônier, que partout là où il allait en son royaume, il faisait donner aux pauvres églises, aux maladreries, aux Hôtels-Dieu, aux hôpitaux… Tous les jours, il donnait à manger à une grande foison de pauvres, sans compter ceux qui mangeaient en sa chambre ; et maintes fois je vis que lui-même leur taillait leur pain et leur donnait à boire.

De son temps furent édifiées plusieurs abbayes, c’est à savoir, Royaumont, l’abbaye de Saint-Antoine-lez-Paris, l’abbaye du Lis, l’abbaye de Maubuisson, et plusieurs autres couvents de moines Prêcheurs et de Cordeliers. Il fit l’hôtel-Dieu de Pontoise, l’hôtel-Dieu de Vernon, la maison des aveugles de Paris (Les Quinze-Vingt).

Tout au long de sa vie, Louis n’a cessé de favoriser Royaumont, par des dons en argent, en terres, en blé, en pâtures, des droits, des avantages de toutes natures.

Après avoir acquis les inestimables reliques de la Passion du Christ (dont sa couronne d’épines) conservées pendant neuf cents ans par les empereurs de Constantinople, le roi « très chrétien » fit édifier la Sainte-Chapelle (de 1242 à 1248) pour abriter le précieux trésor. Selon Guillaume de Saint-Pathus :

(…) Le bon roi saint Louis avait la couronne d’épines de Notre Seigneur Jésus-Christ, une grande partie de sainte croix où Dieu fut mis, la lance, qui perça le côté de Notre Seigneur, et bien d’autres reliques glorieuses qu’il avait acquises ».

Guillaume de Chartres, chapelain du roi, a rapporté l’extrême humilité de Louis, notamment le « vendredi saint » de chaque année :

(…) nu-pieds, en humble contenance, dans quelque ville ou lieu ou lieu qu’il se trouvât, il parcourait les rues boueuses ou caillouteuses pour se rendre aux diverses églises ; il y entrait pour prier, distribuant ses aumônes à tous les pauvres rencontrés ».

Le pieux monarque a effectué de nombreux pèlerinages. Les sanctuaires visités sont innombrables. Il s’y rendait en « pauper et peregrinus » (pauvre et pèlerin), c’est-à-dire pauvrement vêtu, pieds nus, avec les attributs traditionnels des pèlerins, soit avec la besace et le bourdon. On le vit au moins à cinq reprises à la cathédrale Notre-Dame de Chartres, quatre fois à la basilique de la Madeleine de Vézelay, à l’abbatiale Notre-Dame de la Couture, ainsi qu’à Rocamadour… etc…

Louis IX, ne fut pas uniquement un roi « très chrétien » il fut aussi un roi animé par le souci constant de la « bonne justice ». Ainsi, sa ferme volonté d’instaurer en son royaume Justice et probité, s’est exprimée par la grande ordonnance de 1254, promulguée quelques mois après son retour de la septième croisade à laquelle il participait. Louis voulait un comportement exemplaire des officiers royaux : baillis et prévôts dans le nord de la France, bayles, viguiers et sénéchaux dans le Midi. En effet, trop de plaintes, notamment de corruptions, avaient été formulées à leur égard, dans les domaines de l’administration de la Justice ou encore la collecte des impôts.  Au cours des années suivantes, le roi Louis IX missionna des enquêteurs, des hommes de confiance choisis dans les ordres mendiants, franciscains ou dominicains. Le roi lui-même, se rend sur place dans plusieurs régions pour mener sa propre enquête et rendre la justice et restituer au besoin les biens usurpés aux légitimes propriétaires.

Gravure populaire représentant Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes (XIXe siècle), à gauche ; statue de Saint Louis rendant la justice, galerie Saint Louis de la Cour de cassation, palais de justice de Paris (ancien palais du roi de France), à droite.

Sa passion de la Justice a bien souvent été illustrée par les artistes qui ont représenté le bon roi rendant la Justice sous un chêne à Vincennes. Comme le rappelle Joinville, « Saint Louis était charitable envers les pauvres et juste avec ses sujets. »

Après 1254, Louis IX devint rapidement le souverain le plus prestigieux de l’Occident chrétien, réglant les conflits anciens par des réconciliations et arbitrages heureux. Le bon roi « très chrétien » fut aussi un bon « juge de paix ».

Selon le professeur émérite Jacques Le Goff, « le prestige de la royauté française fut à son comble avec le roi louis IX. Le roi fit servir aux intérêts de la couronne et du royaume son prestige moral et religieux ». Ce fut un « apaiseur ». S’il ne gagna aucun profit matériel aux deux désastreuses croisades qu’il conduisit en Égypte et Palestine (1248-1254), et en Tunisie (1270), « cet acte de dévotion lui valut une grande popularité, en un temps où le mysticisme de la croisade ne survivait guère que chez les humbles ». De même, la façon dont il rendait lui-même la justice ou la faisait rendre par ses conseillers, tout en satisfaisant son sens moral, fit progresser les appels à la justice royale au détriment des justices seigneuriales et féodales.  Il en fut ainsi après l’abolition du duel judiciaire, l’interdiction du port d’armes et de la guerre privée, mesures dictées par des considérations religieuses (15).

Or, si de 1254 à 1270, Louis IX s’est imposé comme un roi épris de justice, un arbitre prestigieux dans l’Occident chrétien, la huitième croisade, la seconde de son règne par lui entreprise malgré sa santé plus que fragile, engendra son décès le 25 août 1270 sous les murs de Tunis. C’est son fils, Philippe III, désormais roi de France, qui ramena la dépouille de son père. Ses ossements du roi Louis IX seront inhumés le 22 mai 1271, lors d’une cérémonie solennelle en l’abbatiale de Saint-Denis (16).

Le 6 mai 1297, le pape Boniface VIII promulgua la bulle de canonisation du roi Louis IX, désormais « Saint Louis » pour tous les chrétiens.

 

c) L’archange Saint-Michel

 

Chef de la milice céleste des anges du Bien, l’archange Saint Michel est principalement représenté au moment de la fin des temps (Apocalypse ou de la fondation du Royaume de Dieu) en chevalier ailé qui terrasse le diable durant la guerre des anges, et avec la balance de la pesée des âmes du jour du jugement. Juge et guide du salut des âmes pour l’Enfer ou le Paradis (allégorie symbolique de la victoire du Bien sur le Mal).

Le jugement dernier. La pesée des âmes. (XVe siècle). Transept sud de la cathédrale de Coutances (Manche)

Il est désigné comme saint par l’Église orthodoxe et l’Église catholique et figure donc au calendrier.

Il est le saint patron de la Normandie, de la France, de l’Allemagne (avec saint Boniface de Mayence), de la Belgique (après saint Joseph), ainsi que de Bruxelles (il se retrouve d’ailleurs sur son blason) et, depuis avril 2017, de la cité du Vatican (avec saint Joseph), selon la consécration du pape François et selon le vœu du pape émérite Benoît XVI. Il est aussi le saint patron des policiers et des parachutistes.

Mîkhâêl en hébreu, Quis ut Deus en latin, ce qui signifie « qui est comme Dieu ? » ; il est un des sept archanges majeurs (avec Gabriel, Raphaël et Uriel notamment) des religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et Islam).

Saint Michel est appelé l’archange ou ange en chef dans la Bible. Il est aussi appelé : prince des Archanges, Archange du Premier Rayon, Défenseur de la Foi, Prince de tous les anges du Bien, chef des forces du ciel, de la milice céleste, Champion du Bien. Il terrasse entre autres Lucifer (Diable, Satan, personnalisation du mal) durant la guerre des anges au moment de la fin des temps (Apocalypse), puis juge (psychostasie), le salut (théologie) des âmes au moment du jour du jugement, par la pesée des âmes, et guide (psychopompe) des élus au Paradis (allégorie de la victoire du Bien sur le Mal).

Représentations de l’archange Saint-Michel par Pierre-Paul Rubens (1619). Pinakotek de Munich (à gauche). L’archange Saint Michel au jugement dernier, par Rogier Van Der Weyden (V. 1450), Hospices de Beaune, (au centre). Statue en bronze de l’archange Saint-Michel de Francique Duret (1860), place Saint Michel à Paris (à droite).

Il apparaît cinq fois dans la Bible et trois fois dans l’ancien Testament. Dans ce dernier,  il est vu quand Dieu s’adresse aux hommes et est envoyé messager, porteur de la nouvelle. Il y est désigné comme étant le protecteur attitré du peuple hébreu.

Dans le livre de Daniel, l’ange Gabriel apparaît au prophète Daniel pour lui expliquer ses visions et lui révèle également qu’il est en train de combattre le démon. Durant ce combat, Gabriel rencontre une forte opposition de la part du Roi des Perses et il faut l’intervention de Michel en personne pour que Gabriel prenne le dessus.

Dieu et Gabriel révèlent en Daniel une vision de la fin des temps où l’archange Michel se lèvera afin de relever les morts, certains pour une résurrection de vie (paradis) et d’autres pour une résurrection d’opprobre et de mort pour des temps indéfinis.

Dans le Nouveau Testament, saint Michel entre en conflit avec le Diable dans l’épitre de Jude au sujet du corps de Moïse.

L’apôtre Paul, dans sa lettre aux Thessaloniciens, révèle que Jésus redescendra du ciel « au signal donné par la voix de l’archange ».

Dans les visions grandioses de saint Jean au livre de l’Apocalypse, il terrasse le dragon (symbole de Satan), et l’expulse du Paradis, en lui disant « Mi cha el », c’est-à-dire « Qui ut Deus ? » en latin, « Qui est semblable à Dieu ? » (en référence à l’orgueil de Satan qui voulait prendre la place de Dieu).

Pour les chrétiens de la plupart des Églises occidentales et orientales, l’archange saint Michel est invoqué pour obtenir une protection contre les démons ou pour s’en délivrer (exorcisme de saint Michel composé par Léon XIII). (17)

 

B- Comment expliquer le choix des membres du Tribunal céleste ?

 

À l’évidence, nous ne saurons jamais les raisons qui ont présidé au choix du second assesseur, l’archange Saint Michel. En effet, tant le président du Tribunal Céleste que son premier assesseur n’appartiennent pas à la même catégorie, même si l’Église catholique a attribué au prince des anges le titre de « Saint ». Celui-ci demeure principalement un haut personnage biblique attaché aux cieux, alors qu’Yves et Louis ont exercé leurs talents sur la terre des hommes.

Aussi, on ne manque pas de s’étonner du silence du bâtonnier de Lisbonne, « avocat demandeur » dans cette affaire et si pointilleux et soucieux de mettre en application les normes et garanties contemporaines devant le tribunal céleste et de souhaiter une harmonisation des procédures des deux types de juridictions. En ce sens, ne conviendrait-il pas voir dans le choix de l’archange St Michel es qualité d’assesseur, une entrave à la théorie de la séparation des pouvoirs, théorie chère à notre système judiciaire ? N’aurait-il pas dû être récusé ? L’archange, n’était-il pas dans cette affaire juge et partie ?… Celui-ci ne devait-il pas se déporter, lui, le spécialiste de la « pesée des âmes » au jugement dernier ?… À cet égard, sommes-nous certains que celui-ci n’intervient pas déjà, lors du premier jugement, soit au moment du jugement « particulier », pesant et triant les âmes des humains au terme de leur vie terrestre, déterminant ainsi leurs destinations : purgatoire, paradis ou enfer ?…

De même, à l’instar de l’avocat du diable, que penser de « l’autorité de la chose jugée ?…

On observera que l’auteur de cette parodie judiciaire a indiqué, sans doute à dessein au moment de sa désignation, que « l’archange Michel, embarrassé de sa grande épée, d’habitude flamboyante, semblait plutôt mal à l’aise…

En revanche, comment pourrions-nous ne pas se réjouir de l’arbitrage du Saint Père qui renvoya avec sagesse au Très Haut le choix de la présidence du Tribunal Céleste. La désignation de Saint Yves de Tréguier permet d’accréditer l’idée selon laquelle celui-ci occupe auprès de Dieu une place de choix et jouit d’une estime considérable. Même celui qui fut l’un de nos plus grands rois est supplanté par le modeste juriste, recteur de Trédrez et de Louannec. Lui, qui avait, selon les « Légendes traditionnelles de la Bretagne »(18) eu tant de mal à être admis au paradis céleste en sa qualité d’avocat:

En effet, « Suivant les uns, Yves était entré au ciel sans que saint Pierre s’en fut aperçu. Quand il s’en avisa, il le pria poliment de sortir, en déclarant : qu’aux gens de la sorte, il n’avait des élus, jamais ouvert la porte !…

« Yves Hélory, bon procédurier d’après la conception populaire, objecta qu’il ne tiendrait pas compte de cette mise en demeure que si elle lui était signifiée régulièrement par ministère d’huissier. Et, comme saint Pierre, malgré ses recherches, ne trouva pas un seul huissier dans le séjour des bienheureux, saint Yves resta en possession de sa place… »

« Suivant les autres, au moment où saint Yves se présenta à la porte du ciel, il y avait avec lui un grand nombre de religieuses.

-Qui êtes-vous ? demanda saint Pierre à l’une d’elles ?

-Religieuse, répondit celle-ci.

-Allez d’abord faire un tour au purgatoire, reprit saint Pierre, nous avons déjà ici assez de religieuses.

-Et vous, dit saint Pierre à Maître Yves, qui êtes-vous ? que faisiez-vous sur terre ?

-Je suis Yves Hélory, j’étais avocat.

-Entrez tout de suite, s’écria le saint portier, des avocats, nous n’en avons pas encore un seul !

Ces deux légendes se racontaient fréquemment au début du XVIIè siècle. Il faut dire qu’elles reflétaient une partie de la critique populaire envers les professions judiciaires, avocats et juges, souvent âpres aux gains et parfois corrompus. (19) Dieu merci, tel n’était le cas de saint Yves de Tréguier : « Advocatus, non latro, res miranda populo… » (Avocat et non voleur, chose rare pour le peuple…).

Tableau de Claude Vignon, Saint Yves official entre le riche et le pauvre (1635). Évêché de Saint-Brieuc (22). Saint Yves refuse la bourse et les bijoux offerts par le riche à droite. Le juge est incorruptible.

C-Quel personnage pour jouer le rôle du Ministère Public ?

 

Une autre question mérite d’être posée à propos de la description de ce débat judiciaire et plus précisément au regard de la scène juridictionnelle. En effet, qui joue sur ce plateau le rôle du Ministère Public ou de l’avocat de la société ? Peut-on imaginer une audience juridictionnelle, aussi surréaliste soit-elle, en l’absence du représentant de la société ?… Cela paraît improbable, encore que, dès le départ de ce récit, on emploie les termes de « Commission » chargée d’en débattre… Est-ce un terme générique qui sous-tend la composition traditionnelle d’un tribunal ?…  Nous pouvons le penser.

Assurément, le bâtonnier est le demandeur et il est donc l’un des avocats plaidants. Il a en quelque sorte face à lui, deux autres avocats : l’avocat « pro deo » et l’avocat du « diable ».

Force est de reconnaître que l’avocat « Pro Deo » est désigné par la curie vaticane. Il ne parle et plaide donc qu’au nom du Saint-Père et au profit de Dieu.

Reste l’avocat du diable… Ne serait-ce pas lui le représentant du Ministère Public ? Un indice permettrait de le penser dans la mesure où nous pouvons lire après la désignation de l’avocat « pro deo » qu’un représentant du point de vue opposé est désigné avec l’appellation   «d’avocat du diable ». Est-il réellement le représentant de la société ? Nous savons peu de choses à son égard, hormis peut-être quelques-unes de ses argumentations significatives, dont celle-ci (Cf. page 8, paragraphe b) :

« (A ce stade des débats, l’avocat du diable demande à son tour la parole pour faire, dit-il, une importante communication).

« Conscient de la réalité du problème et des légitimes inquiétudes de la communauté des juristes, même les mieux intentionnés, dans le souci aussi de la légitimité de la justice céleste, l’Office que j’ai l’honneur de représenter m’a chargé d’une offre de solution. Je me propose en effet de me charger à l’avenir de la mise en état du dossier et de la mission d’accusation ».

En effet, les termes « mise en état du dossier et de la mission d’accusation » rappellent singulièrement les missions traditionnelles des magistrats du parquet, en charge notamment de l’accusation.

Par ailleurs, on se souvient également, (page 4, paragraphe a), que « l’avocat du diable s’était révélé un ardent partisan de la procédure inquisitoire ». Il enjoignait les honorables membres du Tribunal à considérer avec le plus grand sérieux « tous les bienfaits d’une procédure qui, en d’autres temps, avait produit d’aussi heureux résultats. Époque bénie où à la différence du laxisme d’aujourd’hui, l’hérésie était traquée et condamnée avec la plus grande fermeté. Seules les méthodes inquisitoriales sont de nature, soulignait-il, à sonder les reins et les cœurs et à conférer à la justice divine le sérieux qu’elle mérite ».

Or, en sa qualité de directeur de la police judiciaire, donc soucieux du bon déroulement et de  l’efficacité des enquêtes dans le cadre de la procédure pénale, le parquet (ou Ministère Public) n’est-il pas susceptible (malgré les bienfaits de la procédure mixte) d’être plus particulièrement intéressé par la procédure inquisitoire ?

On se souvient également que pour l’avocat du diable, il n’était pas question de porter atteinte à « l’autorité de la chose jugée » ; nous le savons, l’exécution des peines est là encore l’une des prérogatives majeures des magistrats du Ministère Public.

On se souvient enfin de la dernière intervention de l’avocat du diable (page 13) :

« La vérité est simple : les hommes sont mortels, et le combat entre le bien et le mal est aussi vieux que le monde. L’ordre des choses repose sur cette tension. Vous pouvez le repeindre en rose tant que vous voudrez, vous ne convaincrez que les naïfs. Espérance, salut, rédemption, grâce, jamais n’aboliront le mal et le péché. L’enfer est donc une nécessité ontologique ; la stabilité de l’ordre du monde repose sur lui aussi bien que sur le ciel et ses églises.

Ouvrir maintenant à tous vents, les portes du paradis, serait, vous vous en doutez bien, donner libre cours à tous les abus, aucun frein ne retiendrait plus la licence. Et puis aussi, que resterait-il de la sécurité juridique et des droits acquis de tous ceux qui, depuis des millénaires, se sont conformés aux contraintes qu’impose ce grand partage ? Que resterait-il de la confiance légitime qu’ils ont placée dans les autorités qui s’en présentent comme les garants ?

Dans ces conditions, je demande au Tribunal de rejeter les conclusions de la Résolution. Je suis sans doute moins diplomate que mon confrère pro deo, mais, en définitive, nos conclusions se rejoignent ».

Comment ne pas percevoir dans cet argument développé par l’avocat du diable, le souci du respect du principe de la légalité et de l’application de la loi, notamment par le maintien dans la stabilité des peines jugées dissuasives. Réflexe quasi-habituel des magistrats chargés de l’accusation.

En conséquence, il paraît vraisemblable que le rôle joué par l’avocat du diable dans la présente audience, soit celui du représentant du Ministère Public.

Représentation moderne de saint Yves en juge, médiateur et réconciliateur du riche et du pauvre. Cette gravure allégorique de Jean Chièze (1942) est riche en symboles. Sur un fond d’hermines bretonnes, on observe notamment en haut et à droite les anges (ou archanges) portant l’épée et la balance de la justice, et en bas, de gauche à droite, au pied des deux plaideurs, les monstres que représentent l’égoïsme et l’envie… On remarque encore, la taille des mains du bon juge, des mains qui invitent à la réunion, laquelle se concrétise par la poignée de mains des ex-plaideurs.

 

En guise de conclusion…

 

La présidence du Tribunal céleste assurée par saint Yves ne manque pas d’inspirer un réel sentiment de bonheur, celui de retrouver notre Saint-Patron à la tête d’une aussi prestigieuse juridiction. Une promotion sans doute plus que méritée mais aussi quelque peu inattendue.

Comment à cette occasion ne pas se souvenir de l’enquête de canonisation de 1330, où 52 témoins sur les 243 entendus par les 3 commissaires-enquêteurs désignés par le pape Jean XXII, mirent en lumière les qualités exceptionnelles du bon juge et de l’avocat des pauvres, tandis que les 191 autres témoins rapportèrent les nombreux miracles accomplis par saint Yves de Tréguier ante et post mortem ? Ne faut-il pas voir dans cette résurrection littéraire un nouveau miracle ?…

En tout cas, à l’examen, si nous reprenons successivement les diverses interventions du président Saint Yves au cours de l’audience du Tribunal céleste, il nous est possible de constater non seulement la bonne tenue de ladite audience mais aussi de retrouver la belle personnalité du juriste trégorrois.

En effet, il a mené cette audience à la fois avec autorité et courtoisie, visiblement habitué a exercé de telles fonctions. Il ne s’est pas laissé déborder par des plaidoiries qui pouvaient être considérées comme étant parfois hors sujet. Il a d’ailleurs pris soin de bien d’en délimiter les contours dès le début des débats. On observera qu’il a rappelé au bâtonnier lors de la seconde journée : « ici, vous frôlez la limite ! »…

Enfin, son autorité naturelle conjuguée à sa forte compétence lui a permis d’éviter les éventuels incidents d’audience. Ainsi, cette dernière est demeurée sereine et constructive.

Que dire du verdict ? Nous savons que celui-ci a été rendu dans un silence de cathédrale ; l’émotion était à son comble…elle était « palpable », signe d’inquiétude mais aussi de respect.

Le Président Yves de Ker Martin, jugement en main, exposa d’une voix solennelle la décision claire et nuancée prise par la collégialité :

– « Après en avoir délibéré, le Tribunal Céleste établi pour rendre un Avis sur l’opportunité d’avoir à modifier l’enseignement relatif au jugement dernier décide… etc…

Comment interpréter ce verdict ? En réalité cette décision prise par le Tribunal Céleste ne peut surprendre quiconque. La haute juridiction ne pouvait guère en effet, s’orienter vers une position différente de celle d’un prudent statu quo. Le bâtonnier-demandeur, lui-même, dans les dernières paroles de sa plaidoirie avait relevé : « je ne puis m’empêcher de rester songeur face à cette étrange convergence des conclusions de mes deux estimés confrères. Que cache donc cet attachement au statu quo ? D’où vient cette frilosité ?…

Nous observerons néanmoins dans ce verdict l’emploi d’une terminologie juridique contemporaine avec la « question préjudicielle » à l’autorité suprême… et, par ailleurs, une sensible ouverture en direction du demandeur, avec la « recommandation au Très-Haut », d’abandonner toute terminologie évocatrice de jugement, de colère et de condamnation. Deux « magistrats » sur trois ont voté cette recommandation, or il y a fort à parier que saint Yves de Tréguier fut l’un d’eux, compte tenu de sa personnalité exemplaire de médiateur et de pacificateur.

En toile de fond de cette pièce théâtrale juridico-théologique, ne percevons-nous pas, comme une antienne, la survivance de la rivalité des pouvoirs temporel et spirituel, rivalité qu’avaient bien connu deux des trois membres du Tribunal Céleste qui vécurent au XIIIè siècle : Yves et Louis. Une rivalité dont les moments forts ont pu être observés au cours d’un mouvement de balancier partant du renforcement de la réforme grégorienne (pape Grégoire VII) (20) et illustré notamment par la théorie des deux glaives chère à saint Bernard (21), puis, par le conflit qui éclata entre le roi Philippe Le Bel (22) et le pape Boniface VIII (23), lequel réaffirmait ses prétentions théocratiques dans la bulle Unam Sanctam en 1302. On rappellera que cette guérilla à fleurets mouchetés entre le monarque capétien et le souverain pontife eut pour épilogue le célèbre attentat d’Anagni, en 1303 (24).

Dans le cadre de cette reconquête de l’indépendance du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel, Dante reprochait au même pape Boniface VIII ses velléités temporelles.  Pour les spectateurs et observateurs que nous sommes, l’esprit à la fois discret et vagabond de l’auteur de la « Divine Comédie » n’était-il pas présent dans les coulisses de ce théâtre judiciaire improvisé ? N’a-t-il-pas joué en quelque sorte le rôle de « souffleur » aux différents acteurs de cette pièce ? Lui qui écrivait en ce début de XIVe siècle :

« Rome, qui rendit le monde bon, avait coutume de posséder deux soleils, qui éclairaient l’une et l’autre route, celle de la terre et celle de Dieu. L’un d’eux a éteint l’autre ; l’épée est réunie à la crosse ; l’une avec l’autre, ensemble, doivent de toute nécessité aller mal, car si elles sont jointes l’une ne craint plus l’autre ». (Divine Comédie, Purgatoire, XVI, 106-112) (25). Sans doute une manière pour le Florentin de s’emparer à dessein de la réponse de Jésus aux pharisiens : « rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu », (évangiles St Marc, XII, 13-17 ; St Mathieu, XXII,21 ; St Luc, XX, 25).

 

François Christian SEMUR,

Magistrat honoraire.

Saint-Hilaire/Saint-Florent, le 19 janvier 2021.

 

Notes :

1 – Onirique, ce qui évoque un rêve, ou être sorti d’un rêve ; synonyme d’imaginaire ;

2 – La dystopie est un récit de fiction dépeignant une société ou une situation imaginaire ;

3- François OST, édit. Dalloz, Paris, 2019 ;

4 – Yves de Tréguier (vers 1250-1303), fut official (magistrat ecclésiastique) au XIIIè siècle. Magistrat intègre et exemplaire il se distingua également comme avocat des pauvres. Canonisé par le pape Clément VI le 19 mai 1347, il devint rapidement le Saint-Patron des Bretons, des avocats, Magistrats et Juristes.

5- Il était entendu que la Curie se réserverait le choix de l’avocat Pro Deo ; le cardinal avait du reste laissé entendre que son choix se porterait vraisemblablement sur un brillant avocat américain, docteur in utroque jure (droit canon et droit civil) et habitué du tribunal de la Rote.

6- L’auteur semble ignorer que saint Yves n’est pas uniquement le saint patron des avocats. En effet, comme nous le savons, saint Yves est aussi le patron des Bretons, magistrats, juristes et universitaires.

7- L’eschatologie concerne le discours de l’ultime destinée du genre humain, soit la fin du monde.

8- Tous les juristes, notamment les avocats et les magistrats, reconnaitront ici le système mixte actuellement en vigueur en France, dans notre procédure pénale ; procédure inquisitoire au cours de l’enquête et de l’instruction, puis procédure accusatoire lors du procès.

9- C’est ici le principe de la légalité de notre droit pénal qui pourrait être ici mis en cause.

10- Allusion au principe de la séparation des pouvoirs auquel la justice des hommes est fortement attachée.

11- Le bâtonnier rappelle ici les dangers des tribunaux spéciaux mis en place au cours des périodes troublées. Il est vrai que ces derniers ont parfois marqué tristement l’histoire des hommes.

12- L’herméneutique est l’art d’interpréter les textes sacrés ; on parle aussi d’exégèse. Le terme vient du grec hermeneutikè, art d’interpréter.

13- Le sophisme est une argumentation à la logique fallacieuse. Un raisonnement qui cherche à paraître rigoureux, mais qui en réalité n’est pas valide. Dans la Grèce antique, les sophistes, dont le nom est à l’origine du terme, enseignaient l’éloquence et l’art de la persuasion. Et c’est pour démasquer leur rhétorique parfois fallacieuse que les philosophes ont posé les bases de la logique. Depuis les Réfutations sophistiques d’Aristote, de nombreux philosophes ont cherché à établir une classification générale des sophismes, pour le plus souvent s’en prémunir (Bacon, Mill, Bentham).

14- Cf.Jean-Paul Le Guillou, Traduction de l’enquête de canonisation de Saint Yves de Tréguier, édit. L’Harmattan, 2015. Préfaces de Mgr Denis Moutel, évêque de St Brieuc et Tréguier et du Bâtonnier (h) Yves AVRIL.

15- Cf. Jacques Le Goff, in « Le XIIIè siècle », l’apogée de la chrétienté, (V. 1180, V. 1330) ; Bordas, 1992.

16- Cf. Patrick Huchet, in « Sur les pas de Saint Louis », édit. Ouest-France, Itinéraires de l’Histoire, Rennes, 2008.

17- Cf. Thierry Murcia, in Recherches historiques autour de la Bible, de Jésus et des premiers chrétiens ; Elisabeth Clare Prophet et Véronique Dumont, édit. Exergue ; Prières actives à Saint Michel archange, pour neutraliser les maléfices, de Rufine Sarah Bermond, édit. Bussière, 2013 ; Lawrence G. Lovasik, le livre des saints, édit. Saint Joseph.

18- Cf. Légendes traditionnelles de la Bretagne, de O.L. Aubert, préface de Charles Le Goffic, édit. Breiz, 1974.

19- [1] Cf. On dénonçait ainsi ce qu’il en coûtait d’aller en justice, les épices des hommes de loi et les deux poids et mesures de la Justice ; ce constat a été dénoncé notamment par Jean de la Fontaine, « que vous soyez puissants ou misérables, les jugements de cour seront blancs ou noirs… De même, dans l’iconographie relative à Saint Yves de Tréguier, la corruption a été souvent dénoncée dans les représentations de St Yves entre le riche et le pauvre.

20- Pape Grégoire VII, (V. 1020-1085) ;

21- Saint Bernard, (1090-1153). Rappelons que selon la théorie des deux glaives, le Pape détient deux glaives, spirituel et temporel, c’est-à-dire la plénitude des pouvoirs. Il utilise directement le pouvoir spirituel alors que les princes du monde utilisent le pouvoir temporel de manière indirecte après l’avoir reçu des mains du Pape. Nous pouvons alors en conclure que le Pape a le droit de retirer le pouvoir des mains d’un prince, c’est-à-dire de le déposer du trône au profit d’un autre.

22- Philippe Le Bel, (1268-1314), roi de France de 1285 à 1314.

23- Pape Boniface VIII, (V.1235-1303), pape de 1294 à 1303. Originaire d’Anagni dans le Latium d’Italie, il fut célèbre pour avoir porté à son sommet l’absolutisme théocratique de la papauté. Sa bulle Unam Sanctam promulguée le 18 novembre 1302, manifeste la primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, spécifiant que les deux glaives sont au pouvoir de l’Église (le spirituel et le temporel ou temporel), mais l’un doit être manié par l’Église, l’autre pour l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par la main des rois et des chevaliers ; la bulle Unam Sanctam concluait que toute créature humaine, par nécessité de salut, doit être soumise au pontife romain. Cette intransigeance contribua en grande partie à la querelle qui opposa le roi Philippe Le Bel au pape Boniface VIII.

24- Attentat d’Anagni les 7-8 septembre 1303 où le pape Boniface VIII fut victime de l’agression physique de Guillaume de Nogaret (1260-1313), juriste et conseiller du roi Philippe Le Bel.

25- Dante Alighieri né à Florence en 1265 et mort à Ravenne en 1321. Il composa la Divine Comédie entre 1303 et 1321.

 

 

 

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