Avez-vous rédigé votre testament ? Oui, cela vous paraît bizarre peut-être mais c’est une des premières questions que m’a posé mon évêque quand je suis devenu prêtre. Je me suis dit :
Tiens, peut-être veut-il se débarrasser de moi déjà !
Et puis je me suis dis : Au fond, qu’a-t-on à transmettre ? Nous, les prêtres, on est un peu comme Saint Yves, nous n’avons pas grand chose d’autre à donner que l’amour de Dieu qui nous a été légué. Nous n’avons pas d’enfants. Vous, frères et sœurs, vous avez des enfants ! Quand vous rédigez votre testament, vous pensez bien sûr d’abord à eux. Vous les aimez et vous voulez leur donner ce qui est le plus précieux. Qu’est-ce qui est le plus précieux ? Votre maison ? Vos bijoux ? Votre assurance-vie ? Ce qui est le plus précieux, c’est votre amour. Voilà ce dont vous avez envie de leur laisser, c’est le sens de votre vie.
Depuis quelques temps, je le remarque au cours des obsèques : des personnes écrivent un testament moral. Une personne âgée écrit pour ses enfants et surtout pour ses petits-enfants qui ont fait le sens de sa vie. Pendant longtemps en France, jusqu’au XIXe siècle, les actes notariés précisaient d’abord ce testament moral. Celui qui écrivait son testament disait ce qu’il a fait vivre, c’était cela qu’il voulait transmettre avant les petites cuillères en argent pour lesquelles les enfants se battent. Il faut donc les diviser alors que l’amour se déploie et se multiple. Vous savez, il y a aussi des traces [de testaments moraux] dans la littérature. Dans les Fables de la Fontaine, vous vous rappelez sans doute de celle du Laboureur et de ses enfants. Un riche laboureur sentant sa mort prochaine réunit ses enfants. Qu’est-ce qu’il leur lègue ? Eh bien, il leur lègue un trésor ! Quel est-il ? C’est ce qui fait sa raison de vivre ! Ce n’est pas les champs qu’il possède. Travaillez, prenez la peine ! Le fabuliste La Fontaine conclut ainsi :
Le père fut sage avant sa mort de leur montrer que le travail est un trésor
.
Pourquoi je vous raconte tout cela ? Parce que dans l’Évangile que nous venons d’entendre, Jésus écrit son testament tout simplement. Il est à quelques heures de sa Passion. Il sait qu’il va mourir. Il sait qu’il va partir vers son Père. Alors, il donne à ceux qu’il aime, à ses disciples qui l’ont suivi ce qu’il possède. Non pas quelques biens terrestres mais ce qu’il est lui-même : Christ-Dieu, Dieu Amour. La seule chose que Jésus peut léguer, c’est l’amour. Voilà son testament :
Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres
. Voilà le trésor que Jésus nous lègue car l’amour est véritablement le trésor de notre vie. Sans amour, nous le savons bien par expérience, nous sommes les plus malheureux des hommes. Sans être aimé, sans pouvoir être aimé, qu’est-ce qu’il nous reste ?
Peut-être que vous êtes étonnés d’entendre Jésus dire :
Je vous donne un commandement nouveau
. En quoi c’est nouveau ? Déjà, les juifs le savaient bien qu’il fallait aimer son prochain comme soi-même. C’est dans le Livre du Lévitique. Et puis aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force et de tout son esprit, c’est dans le Livre du Deutéronome. Alors qu’y a-t-il de nouveau dans ce commandement puisque déjà l’amour de Dieu et du prochain constituaient le cœur même de la relation à Dieu et de nos relations interpersonnelles. Eh bien, ce qu’il y a de nouveau, ce n’est pas difficile, c’est ‘comme je vous ai aimés’. Jusqu’à présent, nous ne savions pas l’amour de Dieu sinon par sa bienveillance envers son peuple. Là, il s’agit d’autre chose. Il ne s’agit plus seulement d’aimer de tout son cœur, il ne s’agit pas non plus d’aimer son prochain comme on peut s’aimer soi-même – ce qui est déjà extraordinaire ! Non. Il s’agit d’aimer comme Dieu. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est-à-dire qu’il faut le vivre de plus en plus à l’image et à la ressemblance de Dieu. Que nous devons aimer comme Jésus qui venait de donner cet exemple du lavement des pieds. ‘C’est un exemple’, dit Jésus ‘que je vous ai donnés afin que vous fassiez vous-aussi comme j’ai fait pour vous’. Il s’agit bien d’aimer comme Jésus, comme Dieu, c’est-à-dire d’aimer jusqu’au bout du don de soi.
Ce que le Seigneur est venu nous donner, c’est la plénitude de l’amour. Nous sentons bien cette insuffisance en nous quelque part. Nous savons bien que nous pouvons aimer davantage, que nous n’allons pas jusqu’au bout de l’amour parce que nous avons peur de tout perdre. Le Christ a tout perdu dans un acte d’amour absolu mais quand on perd tout, on reçoit bien davantage. Le Christ a tout donné, il est mort sur la croix mais il est ressuscité pour donner la vie au monde parce que l’amour de Dieu est constitutif de la vie éternelle. Voilà le message du Christ, voilà son testament. Voilà un vrai testament. Il ne nous donne non pas quelque chose qui pourrait nous profiter un temps, comme des biens matériels, il nous donne ce qu’il va nous faire vivre, de la vie éternelle de Dieu, c’est-à-dire la capacité d’aimer jusqu’au bout, de se donner jusqu’au bout puisqu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
Et voilà que ce testament permet au monde de reconnaître ceux qui appartiennent au Christ. Si vous avez de l’amour les uns pour les autres – le pardon de Saint-Yves peut être une occasion d’y réfléchir -, nous devons nous arrêter et nous situer par rapport à ce testament du Christ. Et si c’est possible, pas seulement aujourd’hui mais tous les jours de l’année ! Vous avez entendu que le Seigneur a parlé de gloire. En quoi cela est-il glorieux ? La gloire, pour nous, c’est d’être reconnu dans la rue, de chanter à l’Eurovision ou de participer aux jeux télévisés afin que les gens nous reconnaissent. Ça, ce n’est pas la gloire ! C’est la gloriole, ce n’est pas la même chose. C’est la vanité, quoi. D’ailleurs, Jésus le dit :
Vous, vous tirez votre gloire les uns des autres, votre gloire c’est le regard des autres
. Non. Quand Jésus parle de gloire, il s’agit d’autre chose. En hébreu, le mot “gloire” veut dire “ce qui a du poids”, c’est-à-dire que la gloire, c’est le poids de notre vie.
Peut-être faut-il nous poser la question : Et moi, quel poids à ma vie ? Ai-je un poids infini de vie ? Qu’est-ce qui a du poids dans notre vie ? C’est justement ce que le Seigneur vient de nous laisser comme testament : ce qui a du poids, c’est notre capacité d’aimer vraiment. L’amour du Père va se révéler dans le monde que le Fils va faire de sa propre vie, manifestant ainsi le don que le Père fait lui-même. Le Fils lui-même va être glorifié car l’amour du Père va le ressusciter pour montrer comment l’amour va jusqu’au bout et est à l’origine de toute vie, non pas seulement la vie organique, biologique mais la vie en soi. Il s’agit de la vie ici bas, de la vie terrestre qui, dès aujourd’hui, accueille l’amour de Dieu qui se manifeste autour de nous. Rappelez-vous qu’au ciel, comme disait Jean de la Croix, le grand mystique espagnol :
Nous serons pesés et jugés sur l’amour
.
Aujourd’hui, nous avons la joie de fêter Saint Yves, cet homme magnifique. Lui, il a vécu entièrement ce commandement de l’amour en reconnaissant Jésus dans les plus pauvres dans son métier de magistrat où la justice des hommes vient rejoindre la justesse de Dieu. La justice repose essentiellement sur l’équité. La justesse de Dieu repose sur l’ajustement à Dieu :
Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns des autres.
C’est-à-dire qu’au-delà de l’équité, qui peut s’exercer par la raison humaine, il s’agit d’y mettre toute sa personne dans laquelle va se refléter l’amour de Dieu. Et c’est bien ce qu’a fait Saint Yves qui a accompli la justice des hommes. Il y a là aussi tout l’amour d’un homme quand il se laisse habiter par Dieu. Voilà ce que signifie ce pardon et merci aux avocats et aux magistrats d’avoir pris Saint Yves comme saint patron parce que c’est un signe extraordinaire qui nous permet vraiment d’avoir confiance dans la justice des hommes.
Voilà pour quoi Saint Yves connaît une gloire terrestre – cette gloire terrestre se perpétue au fil des ans par ce pardon auquel nous sommes fidèles -, mais aussi la gloire qu’il a au Ciel. Cette gloire divine qui le fait ressembler à notre Seigneur Jésus-Christ et qui lui permet aujourd’hui d’intercéder au plus haut.